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À LA PAGE Interview de Vincent Vigneau pour Les Fleurs de lin

Le primo roman du haut magistrat Vincent Vigneau est un polar qui nous embarque dans un poste d’observation de la justice et de ses coulisses. Dans Les Fleurs de lin, il nous dévoile l’histoire de Levavasseur, un inspecteur de police dont la vie vacille lorsqu’il se trouve face à une histoire d’infanticide. L’auteur nous entraîne dans le quotidien d’un homme grignoté par la maladie, qui lutte pour sa survie. C’est avec une audacieuse pudeur qu’il parle de vie et de mort, de rencontre amoureuse, de musique, de travail et de sexe. Avec classe et sans complexe. Nous avons rencontré Vincent Vigneau, président de la chambre commerciale, financière et économique de la cour de cassation, dans son quartier parisien du 19e.

Après l’annonce du médecin et les larmes de votre femme, à quoi pensez-vous ce jour de janvier 2019 quand vous apprenez que votre santé ayant basculé, vous risquez de mourir d’un cancer de la prostate?
Le médecin avait un tic nerveux d’un œil et j’étais obnubilé par ce tic, je ne voyais que ça. C’est en entendant ma femme pleurer que j’ai compris, que je suis revenu à la réalité. J’ai d’abord eu le sentiment de ne pas vivre la situation dans laquelle j’étais, qu’on parlait de quelqu’un d’autre.
Je n’étais jamais malade, j’étais très sportif, je me sentais invincible et, d’un seul coup, on parle d’un gars qui a une maladie très grave et qui va mourir. Un homme qui, jusqu’à présent, n’avait jamais connu d’échec. Cela m’a beaucoup fait évoluer. Je pense que je suis moins insupportable que je l’étais, beaucoup moins prétentieux, ça m’a rendu beaucoup plus proche des gens, plus humble. J’ai ressenti de la fragilité, de la faiblesse, de la douleur, des choses que j’avais du mal à percevoir. Auparavant, je pouvais être extrêmement exigeant envers des collaborateurs et très exigeant avec moi-même. J’ai réalisé progressivement que cela m’a fait prendre conscience de mes faiblesses.
Après, ce n’est pas exactement comme dans le livre. J’ai trouvé un mode de défense et j’en plaisantais. Comme sa psy le disait à ma femme, l’humour est une façon de contourner pour ne pas affronter. Puis je suis entré dans la phase «pourquoi moi?», avec un sentiment d’injustice. J’avais l’impression de ne pas faire partie de la communauté des autres, des hommes. D’abord parce que je pensais que j’allais mourir, mais c’est aussi un des effets de la castration chimique: ça vous attaque beaucoup dans votre virilité et, donc, de votre identité, parce que la virilité ça fait partie de l’identité.

Vous vous êtes senti exclu?
Oui, diminué, exclu. J’ai dû faire un important travail pour dépasser ça. Maintenant j’en parle très librement mais, à l’époque, je n’osais pas le faire, j’avais beaucoup de mal à assumer. Grâce à un psy, j’ai compris que je pouvais continuer à être un homme même si je n’avais plus de testostérone, et même s’il y a un certain nombre de choses que je ne peux plus faire. J’ai compris que j’avais toujours ma place. J’ai la chance que la castration chimique ait supprimé la libido, ce qui n’est pas toujours le cas –et quand ce n’est pas le cas, il parait que c’est horrible. Moi, là-dessus, je n’ai aucune frustration.

Dans Les Fleurs de lin, votre livre paru en fin 2022, vous racontez le parcours vers la guérison de votre personnage principal, l’inspecteur Levavasseur, avec une intimité dans les mots qui est rare venant d’un homme de loi…
C’est vrai. [Levavasseur] c’est un peu mon double. Je vivais dans un pavillon à Suresnes et j’étais en pleine forme. Tout me réussissait. Puis j’ai ressenti des douleurs dans le dos. Un médecin osthéopathe m’a dit: «C’est une cruralgie [douleur de la cuisse par névralgie du nerf crural, NDLR], ne vous inquiétez pas. Continuez à faire votre sport. Vous aimez courir, vous courez beaucoup. Ça va passer.» Malgré tout, les douleurs augmentaient de plus en plus…
En août 2018, les enfants sont partis et on s’est retrouvés ma femme et moi dans notre grande maison. Ma femme en avait assez de Suresnes, on avait acheté la maison vingt ans auparavant et il y avait alors une grande mixité sociale. Cela s’est considérablement gentrifié et il n’y en avait plus. Et comme ma femme ne supporte pas les quartiers monosociaux, on a décidé de vendre la maison et d’acheter un appartement à Paris. Et moi, je travaille à Paris. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé.e.s dans le 19e.
Après avoir signé la promesse de vente, mis notre maison en vente, on a fait une demande de prêt relais [crédit à court terme, qui permet à la personne qui y souscrit d’acquérir un bien immobilier avant de boucler la vente d’un autre, NDLR]. Pour obtenir le prêt relais, j’ai dû subir des examens médicaux.
Le 2 janvier 2019, un appel de la banque m’informe que l’assurance refuse de prendre en charge le prêt relais. Lorsque j’en demande la raison, le secret professionnel est invoqué, et il m’est conseillé d’appeler l’assurance, laquelle me demande de lui faire une demande par lettre recommandée… Une fois les résultats en main, je ne sais pas ce que tout cela veut dire, et j’appelle une sœur qui est prof en médecine. elle me dit: «Houlà! Viens dans mon service, et on te fait des examens».
J’ai un cancer de la prostate métastasé –la douleur que mon abruti de médecin osthéopathe attribuait à une cruralgie était en réalité une épidurite: ce sont des métastases osseuses qui poussaient dans ma colonne vertébrale… J’ai démarré très rapidement un traitement médical, mais ça veut dire que si je n’avais pas vendu cette maison, c’était cuit… Après l’expertise médicale, on m’a dit qu’à quelques semaines près c’était trop tard, qu’au mieux je serais paraplégique… J’ai fait un procès à mon médecin.
J’ai donc suivi un traitement d’attaque mais, le cancer étant métastasé et déjà très avancé, le pronostic était assez sombre. Au début, on a du mal à réaliser qu’on a un cancer. Et ce qui est dur à comprendre c’est que, quand c’est métastasé, il n’est plus curable. Et ça, j’ai mis un peu de temps à l’intégrer.
Je préparais mes obsèques, quand ma femme a demandé au docteur: «Il n’osera pas vous le dire, mais ça l’obsède: il lui reste combien de temps?» Les médecins détestent qu’on leur pose cette question parce qu’elle est difficile. Il a répondu: «Deux ans, deux ans et demi». Un jour où je questionne s’il serait possible de ne plus avoir de métastases, le chef de service me répond: «C’est très très rare. Il y a eu quelques cas, mais il ne faut pas y compter». Contre toute attente, j’en fais partie. Je suis hyper répondant à la monothérapie. Je suis en réémission avec un traitement à vie, comme disent les médecins.

On découvre l’histoire de l’inspecteur Levavasseur en sept chapitres: la Genèse, l’Annonce, la Visite, le Dîner, la Consultation, le Procès et la Confession. Vous êtes croyant?
Je le suis devenu. J’ai suivi toute ma scolarité dans une école catholique –si vous voulez dissuader vos enfants d’être pratiquant.e.s et croyant.e.s, mettez-les là. En écrivant Les Fleurs de lin, des souvenirs me sont revenus: quand j’étais en sixième, il y avait un curé qui venait m’embrasser le soir dans mon lit. A l’époque, on n’en parlait pas. En écrivant, je me dis que c’est quand même bizarre d’avoir eu ce flash. Et compte tenu de ce qu’il se passe ailleurs, ça ne serait pas impossible qu’il y ait eu autre chose…
Avec ma femme, on arrive donc dans le 19ème en 2019. Un jour, en visitant le quartier, j’entre dans la chapelle de Notre-Dame de Belleville. Je sens comme une présence, et je me mets à devenir pratiquant. Je commence à aller à l’église. La paroisse de Belleville reste particulière: c’est très coloré, les prêtres sont absolument formidables, un peu missionnaires. Pendant un an, je pleure à la messe. Cela m’a fait du bien, c’est un endroit d’écoute.

Vos deux premiers ouvrages sont juridiques. Quel a été votre déclic pour changer de registre, passant de la sphère professionnelle à celle intime?
J’avais besoin d’écrire sur moi. Je n’avais jamais éprouvé l’envie ni le besoin de le faire. En général, je n’aime pas parler de ce que je ne connais pas. La seule chose que je connaissais étant le droit, j’avais écrit deux ouvrages dans des domaines juridiques.
Quand j’ai appris ma rémission, j’ai ressenti un besoin absolu de mettre ça par écrit. Et comme le seul milieu que je connais c’est celui judiciaire, ça a pris la forme d’un polar. Mais ce n’en est pas vraiment un.
J’ai eu beaucoup de mal à trouver un éditeur, parce que les éditeurs restent quand même très cloisonnés. J’ai eu cinq propositions, mais je me suis rendu compte que ces éditeurs publiaient des livres de fachos, donc… même pas en rêve! Il y en a un autre qui était très punk, alors j’ai été punk mais bon… Celui que j’ai choisi est à Perpignan, c’est une petite maison indépendante [Presses littéraires, NDLR].
Pour réduire le coût, mon éditeur a accepté de sortir mon livre en format poche. Je lui ai dit que je ne publiais pas pour gagner de l’argent, mais pour partager et être lu. Je trouvais ça bien de vendre directement dans ce format, même si ça reste un peu plus cher qu’un Poche. Mais il n’est pas assez cher pour certains libraires, dont beaucoup ont dit que ça ne les intéressait pas vu qu’ils gagnent 30% dessus…

Est-ce qu’écrire Les Fleurs de lin vous a permis de rendre hommage à des personnes que vous avez croisées en plus de trente ans de carrière?
Cela a d’abord été un hommage rendu à ma femme parce que c’est elle qui m’a soutenu, ce livre, c’est d’abord une histoire d’amour.
Toutes les histoires judiciaires dont on parle ont existé. J’ai changé les noms et les lieux, mais cette histoire de l’enfant que des parents ont laissé mourir est une histoire qui m’a profondément marqué en 1993. Etonnamment, la presse n’en a pas fait état.
Je voulais montrer que les magistrats sont des êtres humains comme les autres, avec leurs engagements propres. Quand on fait ce métier, ce n’est pas par hasard. Mais on le fait aussi avec ses fragilités, ses angoisses, ses faiblesses et, parfois, un manque de courage. Cette histoire du mari qui voit débarquer dans son cabinet une femme pour lui jeter l’enfant qu’elle avait adopté comme si c’était un service après-vente…, c’est une situation que j’ai connue et qui me hante. J’avais récupéré un cabinet où il y avait beaucoup de courriers en attente. Je traitais les plus urgents, et c’était des retraits d’enfants. Je passais mon temps à être insulté, agressé. C’est très violent d’annoncer à quelqu’un que vous allez lui retirer son enfant. Une fois, c’est une femme qui m’a elle-même proposé d’abandonner son gamin. J’étais fatigué…, je l’ai pris. J’aurai dû sermonner cette femme, mais j’ai dit d’accord –et je m’en veux encore. Mais je me disais qu’un jour ou l’autre, cet enfant, il aurait fallu le placer.

Votre roman policier parle de musique, de sexe et de sentiments. Comment a réagi votre entourage professionnel?
Celui qui a eu une réaction négative, c’est mon père. C’est un vieil anar, il était vraiment choqué. Il trouve que dans ma situation je ne devrais pas dire ça. Ma mère a eu du mal à le lire parce que ça décrivait le cancer de son propre fils… Ma femme m’a vu l’écrire, elle savait que c’était important pour moi. C’est une des premières personne qui l’a lu, et elle l’a beaucoup aimé. C’est une très grande lectrice, et elle savait que j’avais besoin d’écrire. J’avais une certaine appréhension mais, dans mon entourage professionnel, ça a eu beaucoup de succès, en particulier chez les avocats: ils ont vu un juge qui se livre simplement et humainement.

Qu’est-ce qui vous a fait hésiter de l’écrire?
Une sorte de pudeur, je craignais de mettre mal à l’aise les autres, et puis la crainte des répercussions sur ma carrière aussi. Il y en a eu: alors qu’elle m’avait promis que je serai doyen de ma section, une présidente m’a mis au placard: quatre mois après l’annonce de mon cancer, elle m’a dit que je n’avais pas le profil.

Pourquoi pensez-vous avoir été placardisé?
Son précédent doyen a eu un cancer: elle ne voulait pas prendre de risques. Parce que j’avais des ambitions professionnelles, j’avais peur qu’on me dise que je ne pouvais plus exercer de postes à responsabilités. Et puis, je me suis demandé comment je pourrais évoluer dans mon milieu professionnel si je n’explique pas ce que j’ai? Les gens doivent comprendre. J’ai eu quelques arrêts maladie puis, pendant deux ans, j’ai dû marcher avec une canne. Maintenant ça va, même si je ne peux pas rester debout trop longtemps: au bout d’un quart d’heure ça devient pénible. Normalement, j’ai des électrodes dans le dos qui empêchent la douleur de remonter jusqu’au cerveau.

Vous parliez du cannabis thérapeutique, vous avez trouvé un médecin en France prêt à vous le prescrire?
Oui.

Vous avez écrit: «J’ai certes la chance d’évoluer dans un milieu professionnel où l’empathie et le sens de l’humain sont des valeurs dominantes, de bénéficier d’un statut très protecteur et d’effectuer un travail essentiellement intellectuel.» Par opposition, en terme de pénibilité dans le milieu ouvrier, vous savez comment ça se passe de leur côté quand ce type de cancer se déclare?
Oui, je le sais un peu parce que j’ai beaucoup travaillé sur des surendettements de particuliers. D’ailleurs, j’en parle dans un de mes ouvrages. Beaucoup de gens tombent dans le surendettement à cause de la maladie. Il y a eu plusieurs vagues. Dans les années 1980-1990, c’était par excès de crédit: par soucis politique et économique, les pouvoirs publics ont voulu favoriser l’accession à la propriété. Cela répondait aussi à une vision sociale. Puis et parce qu’on pensait que ça coûterait moins cher, on est passé d’un système d’aide à la pierre en favorisant des aides directes et indirectes, et en encourageant les banques à recourir aux prêts immobiliers. Dans les années 2000, c’était le surendettement immobilier. Mais s’il y avait un problème de santé, les revenus de la famille dégringolaient. J’ai bien conscience d’évoluer dans un milieu privilégié, où je pouvais continuer d’exercer, mon appartement était payé… J’ai une chance inouïe. Si j’avais été ouvrier, je n’aurais pas pu.

Où en êtes-vous, aujourd’hui, de votre cancer?
Je suis en rémission. La tumeur est tapie quelque part, mais on ne peut pas arrêter le traitement. Selon le médecin, on ne peut jamais exclure qu’il reste une cellule infectée. et il en suffit d’une pour que ça reparte. Je peux avoir une vie normale, mais je reste sous traitement. J’ai la chance d’exercer une profession intellectuelle. Comme je n’ai plus de testostérone, je n’ai plus de force physique. D’ailleurs, je cours très très peu maintenant.
Quand j’ai appris que j’étais en rémission, ma vie a basculé. J’ai eu besoin de «sortir» ce que j’avais vécu, et le meilleur moyen c’était d’écrire parce que c’est une des rares choses que je sais faire. C’est un roman un peu catharsis. J’ai créé un double, l’inspecteur Levavasseur, dont on ne connaît pas le prénom mais dont on peut remarquer qu’il y a deux v dans son nom. J’ai fait porter à ce double tous mes malheurs. Lui ne s’en sort pas, alors que je survis.

Est-ce que c’est votre rapport au temps qui a changé ou au vivant?
Les deux. Je n’avais pas pensé à ce rapport à la vie, mais je me rends compte qu’elle est très précieuse et «magique». Fragile aussi, comme les plantes.
Je rêve de mon potager, de comment je vais le réaménager. Je m’investis aussi beaucoup dans mon travail, qui est très prenant mais j’adore. En plus, je suis reconnu. Finalement je ne suis pas «malade». Enfin, j’ai le statut de travailleur handicapé, je possède un fauteuil adapté mais, quand je suis au travail, je ne suis pas «malade».

On peut parler d’handicap invisible?
Oui, même si maintenant ça ne se voit plus parce que je marche sans canne. Je ne suis plus sous morphine: je prends maintenant un mélange de paracétamol et de Tramadol, et je fais des mouvements de kinésithérapie. Mais le réveil reste très douloureux.

Le 22 août, vous avez salué sur X la «formidable reprise de London Calling par Bruce Springsteen » interprétée à Hyde Park en 2009 en hommage à Joe Strummer. On rappelle que le leader du groupe britannique de punk rock The Clash est mort d’une crise cardiaque en 2002, à l’âge de 50 ans. Aux Cent Plumes, on aime aussi beaucoup la musique. Pour vous faire plaisir, on a mis la version originale de London Calling dans la playlist de cette édition. A écouter ici !
propos recueillis par Claudine Cordani

Les Fleurs de lin de Vincent Vigneau est paru fin 2022 aux éditions les Presses littéraires, dans la collection «Crimes et châtiments», 250 pages, 12€. C’est son troisième livre, également son premier roman, les deux autres sont des ouvrages juridiques.