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MUSES.IK Djemila Khelfa, belle rebelle

La rubrique musique de Djemila, Ecoutez Façade, annonce: «Ecoutez la musique que j’adore: disco! funky! reggae! salsa! rock! Pour vous, j’ai choisi les meilleurs morceaux de cette musique super, sexy, drôle, chic et douce qui vous donnera envie de danser, de vous éclater, de vivre le plaisir à l’état brut. Et si vous aimez la musique que j’adore, rendez-vous dans le prochain numéro.» Le magazine est autoédité par Alain Benoist. Quatorze numéros paraissent de 1976 à 1983.

Elle fut la première femme DJ de France. Djemila Khelfa a été modèle, chroniqueuse, égérie des nuits parisiennes au tournant des années 1970, directrice artistique et figure clé du magazine culte Façade. Elle y tenait les pages mode et musique, où elle côtoyait de grands noms comme James Brown et Jack Nicholson. Avec Edwige la «reine des punks», Djemila fut le fer de lance de «la bande des Halles». Pour elle, «Si courte qu’elle ait été, cette époque a pourtant changé les choses». Retour sur le parcours hors norme d’une enfant d’immigré.e.s, pionnière dans l’histoire de la musique française, qui a su mettre tout le monde d’accord sur le dancefloor.

«La première fois que je l’ai vue
C’était l’heure des poubelles
Elle marchait au milieu de la rue
L’air hautain et rebelle
Bouclée dans un imper d’argent
Sur des talons aiguilles
Elle semblait ne pas voir les gens
Et leurs tristes guenilles…»*

Elle s’appelle Djemila, du berbère Ǧimla (la Belle). Son histoire est celle d’une fille d’immigré.e.s algérien.ne.s de la première génération, qui a fui à 16 ans le quartier des Minguettes à Lyon pour découvrir Paris, et pour s’éloigner d’un environnement de type Surveiller et punir, comme le décrit Michel Foucault dans son ouvrage.
Petite, Djemila voyait les jeunes de son quartier s’habiller le samedi soir pour aller en boîte, balançant des «Sex Machine!» et des «Get on up!» Chez les Khelfa, on écoutait aussi de la musique arabe.
Quand, en 1976, elle rencontre le styliste Serge Kruger, elle lui fait découvrir James Brown et lui Lou Reed. Elle dira de cette époque: «On écoutait de la musique tout le temps et on voulait la crème du morceau. On a commencé à chronométrer le meilleur passage des titres et on a fait des enchaînements pour garder le rythme.» Plus d’un an plus tard, elle se retrouve derrière les platines de La Main Bleue avec Serge. Ça va durer huit mois, jusqu’à l’ouverture du Palace.
Son histoire est celle d’une ado issue d’une fratrie de 9 enfants qui va devenir à travers un parcours hors de l’ordinaire, le fer de lance des jeunes gens «dérangés» qui dérangent, et que la presse nommera «la bande des Halles», puis «les branchés». C’est le temps d’une parenthèse enchantée, suspendue dans le temps, comme un âge d’or insouciant.
Encore mineure, après plusieurs fugues qui se sont terminées au dépôt chez les flics, Djemila n’a que 15 ans lorsque sa sœur Malika, l’aînée de la fratrie, lui propose de l’héberger à Paris pour que cessent ses fugues. Celle-ci partage alors un appartement avec l’essayiste-journaliste de Libération Guy Hocquenghem. Là-bas, Djemila rencontre le dessinateur écrivant Copi et le philosophe René Schérer. Elle y croise les journalistes Hélène Hazera et Alain Pacadis, la danseuse Marcia Moretto, les philosophes Michel Foucault et Roland Barthes, et elle copine avec les sociologues Edgar Morin et Alain Touraine. Djemila se lie d’une profonde amitié avec Edwige Belmore, qui se fait même tatouer son visage sur son sein gauche. Quand Djemila reçoit les photos du tatouage d’Edwige en cours aux Etats-Unis, elle pleure. Parce que c’est un message d’amour, et parce qu’elle sait qu’Edwige va partir. La DJ se lie également avec Paquita Paquin, qui sera avec Edwige la future physionomiste du Palace. Dans cet environnement, elle découvre la liberté. Très vite, ses reparties font mouche: elle est jeune, elle est belle, elle balance. Djemila s’invente aussi une identité nouvelle. Ni homme ni femme ni enfant: tout. Elle gomme les genres et se crée un personnage intouchable. Personne ne la bluffe. Elle est aussi inspirée par Jean Genet que par Lou Reed, par Zorro que par Brigitte Bardot. De jour comme de nuit, dans la rue comme en boîte, son look est le même: taille de guêpe, pantalon moulant Sloggi, mèche à la Lucky Luke qui lui tombe sur les yeux et bouche hors normes au Rouge Baiser. Andy Warhol dit d’elle: «Je trouve Djemila parfaitement graphique. C’est le prototype de la femme de l’an 2000.»

Les médias découvrent la première Française d’origine algérienne à véhiculer l’esprit de toute une jeunesse qui refuse de se conformer à un moule quelconque

Nous sommes en 1976. «C’est l’époque où les fils de bonne famille, les filles d’immigré.e.s, les mondains et les intellos se mélangent, se souvient-elle. Des toits aux caves, Paris leur appartient. Ils “font la nuit”.» Abolissant le ghetto gay clandestin, Le Sept, de Fabrice Emaer ouvre rue Sainte-Anne, démocratise le night-clubbing et accueille aussi les femmes. Des créatures comme Grace Jones, Bianca Jagger, Loulou de La Falaise, Marie France,… s’y précipitent.
A La Main Bleue, la plus grande boîte d’Europe, à Montreuil, Djemila s’installe en 1978 derrière les platines au côté de Serge Kruger et devient la première femme DJ de France. Ce club périphérique devient le centre des nuits parisiennes le week-end. C’est une discothèque improbable, un immense cube noir au bas d’un grand escalier recouvert d’un tapis rouge. C’est aussi le lieu de nuits disco et funk, un lieu étrange, métissé, dont le décorateur est un certain Philippe Starck et dont la clientèle est essentiellement originaire de banlieue. Djemila dira dans Libération: «les accents de James Brown m’ont toujours parlé arabe.» C’est la sape du samedi soir et la trans en danse.
Djemila devient également l’égérie de jeunes artistes (Pierre et Gilles, Jean-Baptiste Mondino) et de jeunes couturiers (Thierry Mugler, Adeline André, Olivier Guillemin). C’est aussi le moment où paraît Façade, le premier magazine branché, trash, glam et intello. Les gens auraient tout donné pour y avoir leur photo. Karl Lagerfeld, en bon communicant, s’y offre ses plus belles pubs et façonne son image de marque. Djemila fait la couverture du numéro 7 au côté de Jack Nicholson. Paris est tapissé de cette photo sur fond rouge agressif, qui interpelle les passant.e.s. Un vrai choc visuel. Djemila est alors l’une des femmes les plus photographiées de Paris, notamment devant l’objectif de Simon Bocanegra, Laurence Sudre, Philippe Morillon ou Jean-Baptiste Mondino. Les médias découvrent la première Française d’origine algérienne à véhiculer l’esprit de toute une jeunesse qui refuse de se conformer à un moule quelconque. Très vite, Djemila rejoint l’équipe rédactionnelle de Façade. Elle y tient les pages musique (voir illustration) et mode. Elle y rencontre et côtoie les plus grands: James Brown, Mick Jagger, Jack Nicholson, Andy Warhol, Iggy Pop, Keith Richards,… Elle a 20 ans et la bande-son de ses nuits mêle la légèreté du disco, la furie du funk et le no-future punk.

Au Palace, se mêlent pour la première fois riches et pauvres, on ne se demande pas ce qu’on fait dans la vie, mais ce qu’on écoute: c’est la fête!

En mars 1978, le Palace de Fabrice Emaer ouvre ses portes. Les barrières sociales finissent de tomber. Se mêlent pour la première fois riches et pauvres, Noir.e.s et Nlanc.he.s, hétéros et homos, beaux et moches, la jet-set et les inconnu.e.s, on ne drague plus, on parle peu, on danse. On ne se demande pas ce qu’on fait dans la vie, mais ce qu’on écoute. C’est la fête. Et quand on croise l’acteur Helmut Berger, Iggy Pop ou Mick Jagger, ce n’est pas sur scène mais au bar, un verre à la main –Mick en drag queen au bras de Jerry Hall en latin lover à une fête de Kenzo–, ou encore sur le dancefloor en train de s’éclater.
Mais c’est aussi l’époque où Andy Warhol déclare: «Good business is the best art.» La com devient à la mode, la pub aussi, qui s’empare de tout pour mieux tout dévorer. Au début des années 1980, la fête est à son apogée, mais très vite, la nuit tombe et le sida annoncé par le chant funèbre de Klaus Nomi, Cold Song, recouvre d’un voile noir toute une génération.
«Si courte qu’elle ait été, cette époque a pourtant changé les choses, dit Djemila des années plus tard. La libération sexuelle est devenue une liberté individuelle de pouvoir être un homme, une femme ou un transsexuel.» La sexualité est vécue hors cadre et l’individu prime sur une orientation prédéfinie. «Nous n’avions aucun plan de carrière, mais une âme rebelle qui s’est perdue –pour certains dans les petits fours, les cartons d’invitation et les privilèges, pour d’autres dans l’exil, la drogue ou la dépression. Début 1983, je vais dîner aux Bains Douches mais il fait froid. Au premier étage, le restaurant est désert. On est cinq: Coluche, la petite Fred, Patrick Dewaere et Patrick Bouchitey. Ça rame.» Le Palace ne se remet pas de la maladie de Fabrice Emaer et la nuit n’en finit pas de tomber sur la fête parisienne. «Seule ma rage de liberté m’a maintenue en vie. Ces quelques années de 1976 à 1983 ont été un moment de bascule, où beaucoup de choses ont été inventées et beaucoup d’espoirs déçus. Nous avons dansé sur un volcan, une danse sacrée.»
propos recueillis par Geronemo

* Extrait de la chanson Djemila interprétée par Jean Guidoni, texte de Pierre Philippe.