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SANS-PAPIERS Mort à distance

Vivre le décès d’un.e proche de loin quand on est sans papiers augmente le traumatisme de la perte d’une personne aimée, parce qu’il n’est pas possible de retourner au pays d’origine pour les funérailles. Et on ne parle pas de la solitude et de la frustration qu’il y a à ne pas partager ce moment en famille. Nous avons rencontré Monsieur X., Marocain de 32 ans qui réside et travaille en France, et qui vient de perdre son père.

Vous avez dû vivre la disparition de votre père sans pouvoir aller lui rendre un dernier hommage et vous retrouver en famille… Qu’avez-vous ressenti?
J’étais très triste. Surtout que je suis l’aîné d’une fratrie de trois. Nous avons été très aimés par nos parents et n’avons manqué de rien, même si on a grandi dans un quartier populaire à Casablanca. Ce qui m’a le plus attristé est de savoir notre mère seule pour traverser ce moment. Je me suis demandé, maintenant que notre père n’était plus là, qui allait le remplacer.

Le remplacer, c’est-à-dire?
Remplir le vide qu’il a laissé.

Est-ce qu’on est «remplaçable»?
Non.

Depuis combien de temps n’aviez-vous pas vu votre papa?
Depuis presque neuf ans. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le 24 octobre 2015.

Comment avez-vous géré cette impossibilité de retourner au Maroc pour un événement familial aussi important que la perte d’un parent?
Je me suis senti coupable, parce que j’avais décidé de quitter ma famille contre l’avis de mes parents. Cela dit, ma mère, qui a finalement compris les raisons de mon départ, m’a aidé financièrement à quitter le pays.

Pourquoi et quand avez-vous décidé de quitter le Maroc?
J’ai grandi dans l’un des quartiers populaires casaouis [de Casablanca]. La plupart de ma famille a quitté le Maroc pour venir en Europe (Espagne, France, Italie) et/ou partir aux Etats-Unis. Quand ils venaient en vacances au pays, je voyais leur évolution. A 15-16 ans, j’avais déjà compris que, si je voulais avoir une meilleure vie, il fallait que je parte vivre ailleurs moi aussi. Je l’ai fait à 24 ans.

Cela a-t-il été facile de quitter l’appartement familial en tant qu’aîné de la famille?
C’était la deuxième fois que je partais. La première, c’était pour intégrer une école d’hôtellerie qui se trouvait au nord du Maroc, à Tanger, à plus de 300 kilomètres du domicile. J’y suis resté deux ans comme interne. C’est là que j’ai découvert l’indépendance et que j’ai commencé à m’ouvrir au monde. Diplôme en poche lors de mon retour à Casablanca, j’ai commencé à travailler dans des hôtels et des restaurants. J’ai rencontré beaucoup de gens différents et d’un autre milieu, ce qui m’a ouvert les yeux et l’esprit.

Qui était votre père? Cela vous ferait plaisir de nous parler de lui?
Mon père a eu une enfance très difficile. Il a perdu son père quand il avait 10 ans. C’était dans les années 1950. Ma grand-mère s’est remariée avec un homme qui se prétendait sorcier et qui ne voulait pas de ses quatre enfants. Sous l’influence de cet escroc, elle a envoyé ses enfants vivre chez une tante paternelle. Mon père a fugué quelques mois après, il avait 12 ans. Il a commencé à travailler sur les marchés à 13 ans. Dès 6 heures, il avait en charge d’allumer le feu pour un vendeur de beignets installé sur une des places. Il était devenu son assistant. Plus tard, son patron lui a appris à faire la pâte à beignets. Quelques années après, mon père a tenu le stand du poissonnier. Puis il a loué un four et a fabriqué du pain, qu’il faisait livrer dans toute la ville. Le soir, il donnait le pain invendu à des paysans du coin pour qu’ils nourrissent leurs moutons.

Comment êtes-vous venu en France?
J’ai quitté le Maroc avec quatre voisins de la vingtaine, comme moi. J’avais 24 ans. On est partis en Turquie, où un passeur nous a emmenés en Grèce, puis nous sommes passés par la Macédoine, la Croatie, la Slovénie et l’Autriche et sommes arrivés en Italie. Le voyage a duré presque un mois en tout. J’ai vécu deux ans en Italie (Toscane), puis un an en Espagne (Catalogne). Je suis arrivé en France il y a quelques mois. Je souhaite être régularisé pour rester y vivre et y faire ma vie.

Quel est votre quotidien ici, comment et de quoi vivez-vous?
Je travaille en n’étant pas déclaré, malgré moi. Je n’ai pas de couverture sociale, aucun droit, et je vis avec la peur au ventre quand je dois sortir. Je suis à la merci d’un employeur qui exige de moi beaucoup d’heures de travail. Mais je ne peux rien faire d’autre que le faire. Je suis très fatigué car je travaille énormément.
propos recueillis par Claudine Cordani