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QUELLE FEMME ! Georgia O’Keeffe

«Canyon With Crows», peinture de Georgia O’Keeffe, 1917. © Wikimedia Commons.

Surnommée la «Mère du modernisme américaine», Georgia O’Keeffe a été une artiste singulière, véritable pionnière écoféministe par sa façon de vivre et sa manière d’être. Malgré son statut de première grande artiste américaine et de figure esthétique incontournable du XXe siècle, il aura fallu patienter jusqu’en 2015 pour qu’un musée français présente son œuvre, à Grenoble. C’était pas trop tôt.

Une sacrée dose de caractère. Il fallait au moins ça pour se tailler une place parmi les peintres les plus importants des Etats-Unis, tout en façonnant sa vie pour qu'elle colle à ses envies, à ses besoins, à une époque où les femmes venaient tout juste d'y obtenir le droit de vote (1920, entrée dans la Constitution du 19e amendement). Georgia O'Keeffe n'en manquait pas. La native de Sun Prairie (1887, Wisconsin) parvint à faire taire le narratif genré et sexuel accolé par ses contemporains à ses travaux, et à redéfinir la lecture de son travail, particulièrement connu pour ses aquarelles colorées et ses paysages désertiques.

Georgia O’Keeffe fait remarquer que certaines de ses œuvres sont associées – à tort– à la féminité

L’envoi de la première série de fusains d’O’Keeffe par son amie Anita Pollitzer, en 1916, à Alfred Stieglitz, éminent galeriste alors profondément influent dans le milieu artistique new-yorkais, est l’un des grands tournants de la carrière de la peintresse*, qui, après avoir étudié l’art à Chicago et à New-York, devient professeure de dessin au Texas. En 1918, Alfred Stieglitz expose dans sa galerie le travail de Georgia, y trouvant la modernité qu’il cherche et ne trouve pas ailleurs –même dans les travaux d’avant-garde européenne (Rodin, Cézanne, Matisse, Picasso) dont il est l’unique relais new-yorkais. Les deux artistes, passionné.e.s par l’art, partagent la même quête, celle de développer des formes nouvelles.
Celle qui confiait aspirer à «remplir l’espace de belle manière», à dénicher de nouvelles formes d’expression, inspirée par le travail des lignes, des formes, de la masse et des couleurs développé par l’artiste Arthur Wesley Dow, voit un temps ses œuvres (sa première série de fusains en 1916, mais surtout ses aquarelles) systématiquement associées –à tort– à la féminité. Ce qu’elle ne manque pas de faire remarquer. «Car il n’y a pas de coup de pinceau, peu importe ce qu’elle peint qui ne soit pas curieusement, de manière frappante, féminin en qualité, l’essence de la féminité même se dégage de ces images (...) Que ce soit des tulipes béantes aux tons profonds aux tons profonds et chatoyants ou des avocats coquins et voyeurs…», projetait ainsi le critique Paul Rosenfeld, en 1922, dans les colonnes du magazine américain Vanity Fair.
Georgia et Alfred se marient en 1924. Elle a 37 ans et lui 60. Les près de 300 clichés d’O’Keeffe, dont de nombreux nus, réalisés par son mari, le photographe Alfred Stieglitz, alors au sommet de sa gloire, participent à alimenter cette perception genrée des critiques et du public. Et poussent la peintresse (artiste la plus photographiée des Etats-Unis à la mort de son mari, en 1946) à clamer qu’il ne s’agit pas de son intention, et la mène vers un art plus figuratif qu’abstrait pour limiter sa dénaturation.

«Je ne me suis jamais autant sentie chez moi que dans l’Ouest, je me sens moi-même et j’aime ça»

Après les fleurs et les fruits, O’Keeffe se réinvente, s’attaque à New York, à ses grattes-ciels, mais aussi aux crânes et aux coquillages du désert. Adepte des grands espaces, comme le Lake George, la peintresse passe son permis, achète une voiture et multiplie les allers-retours entre New York, où elle vit avec Stieglitz, et le Nouveau-Mexique, où elle loue une maison avant de s’y installer définitivement. «Je ne me suis jamais autant sentie chez moi que dans l’Ouest, je me sens moi-même et j’aime ça», partage l’artiste. Ni son premier voyage en Europe en 1966 (France, Espagne) ni, plus tard, ses sauts au Pérou et au Japon ne lui apportent une telle plénitude et une telle source d’inspiration.
C’est au cœur de cette lande aride et désertique que Georgia O’Keeffe dresse son ode à la nature et reprend pleinement le contrôle sur le narratif qui entoure sa personne et son art, en invitant photographes et journalistes sur place. Elle se fait prendre en photo dans le désert, se présentant comme une artiste à part, solitaire et indépendante.
Affaiblie par des troubles de la vue dès 1971, elle meurt en 1986 à Santa Fe, où un musée lui est consacré. Non sans avoir été décorée de la National Medal of Arts par le président des Etats-Unis, Ronald Reagan. En France, il faudra attendre presque trois décennies pour qu’un musée présente son œuvre. La première exposition de son travail se tient en 2015 au musée de Grenoble (Isère).
En 2014, presque trente ans après a mort, Georgia O’Keeffe devient la femme artiste la plus chère du monde: sa toile Jimson Weed/White Flower No. 1 est vendue pour la rondelette somme de 44,4 millions de dollars. Si ce record est amené à tomber un jour, Georgia O’Keeffe restera la première artiste à avoir eu l’honneur d’une rétrospective à l’Art Institute of Chicago, en 1943 et, trois ans plus tard, au Museum of Modern Art of New York. De quoi assurer à sa légende une assise immuable.
Justine Saint-Sevin

* Lors d’un rapport rendu public le 1er mars 2019, l’Académie française a entériné l’utilisation de la féminisation des noms de métiers et de fonctions.

Pour aller plus loin
Georgia O’Keeffe – Amazone de l’art moderne, biographie signée Sara Colaone et Luca de Santis, publiée aux Editions Centre Pompidou, 192 pages, 24 €.
Le documentaire Georgia O’Keeffe – Une artiste au Far-West, sorti en 2021 et co-produit par la chaîne Arte. Durée: 52min. La vidéo est disponible sur leur site, dans l’espace boutique, à 2,99€ ou à 6,99€.
Le catalogue de l’exposition parisienne Georgia O’Keeffe, livre été édité en 2021 par le Centre Pompidou (272 pages, 42 €).