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AUX RACINES DE… La Fête de la musique

Maurice Fleuret dans son appartement de l’avenue du Président-Wilson, à Paris, soufflant dans un dung-chen, trompe tibétaine qu’il a rapportée d’Inde au début des années 1970. C’est une trompe à embouchure terminale en métal (laiton, argent,…) de 2,55 m de long, qui était utilisée lors de rituels bouddhistes dans des régions de culture tibétaine. Les dung-chen sont toujours joués par paire. On peut voir cet instrument comme tant d’autres à la Galerie sonore, qu’il a fondée en 1973 à Angers. (Photo issue de la collection personnelle de sa sœur, Madeleine Fleuret-Aslangul.)

L’engagement de Maurice Fleuret naît aux Jeunesses musicales de France, grâce auxquelles il apporte la musique partout, dans les villes et les villages, en France et à l’étranger, notamment en Afrique. Fin octobre 1981, il est nommé directeur de la musique et de la danse au ministère de la Culture. Mitterrand est au pouvoir. Maurice a alors 49 ans. Quelques semaines plus tard, il remet une note de deux pages au conseiller des événements du nouveau ministre de la Culture – posant ainsi les bases de la charte de la Fête de la musique. La première édition a lieu le 21 juin 1982. L’événement, qui devient un succès planétaire, est célébré par plus de 120 pays. Maurice Fleuret meurt du sida à 57 ans, le 22 mars 1990. Rencontre avec la sœur du militant de la musique pour tous, Madeleine Fleuret-Aslangul, journaliste honoraire.

Madeleine, tu es la sœur de Maurice, musicien, présentateur des concerts des Jeunesses musicales de France, critique musical, producteur de l’hebdo audio Evénements-Musique, créateur du Festival de Lille avec le soutien de Pierre Mauroy… Il te racontait ses projets, dont la Fête de la musique, qui va connaître un retentissement dans le monde entier?
Oui, la Fête était dans les tuyaux, mais je n’en connaissais pas les détails. C’était tellement nouveau, pas sûr, et rapide. Ça a été lancé comme ça, c’était presque de l’artisanat. A partir de l’élection de Mitterrand, tout s’est bousculé. Il me parlait de sa politique, bien sûr. Mais on ne se voyait pas non plus tous les jours…

Dans le Monde daté des 22-23 juin 1986, ton frère précise que cette fête «n’a jamais été la fête d’un ministre, elle a été la fête des musiciens»…
Maurice y tenait beaucoup, oui. Son idée était le partage de la musique dans les foyers français. Ce n’était pas prévu pour être totalement institutionnel. Il voulait vraiment que la musique s’installe partout, qu’elle soit vécue par les gens, qu’elle se réveille… Car on savait qu’il y avait des instruments pratiquement dans chaque foyer, qui ne servaient pas et qu’on n’entendait jamais. Ce n’était pas pour le côté institutionnel – bien sûr, ça passe aussi par les écoles de musique, les fanfares… –, c’était partout: dans les campagnes, dans la création d’écoles de musique, dans l’enseignement de la musique à l’école, etc. C’est un tout. C’était une politique extrêmement ambitieuse.

C’est donc la Fête de la musique qui a relancé les fanfares en France…
Absolument.

Annoncée comme devant durer 30 minutes, la première édition réunit près de 1 million de personnes qui chantent et jouent dans toute la France. La Fête se termine dans la nuit. Madeleine, où et avec qui as-tu fêté la première édition, le 21 juin 1982?
Chez nous, dans le 19e, aux Buttes-Chaumont. On est sorti.e.s en famille, avec mon mari et nos deux petites filles, et on a joué de la musique, on a chanté. Mon mari était musicien, donc c’était facile. Chez nous on chantait et mon mari nous accompagnait à la guitare.

En 2001, c’est aussi sur le Net que se déroule l’événement, avec une cyber-Fête de la musique. Penses-tu que Maurice aurait aimé ça?
Sûrement, plus le concept se répand, plus ça lui aurait plu. Il aimait l’idée de faire partager la musique. Mais je ne sais pas comment il aurait abordé les nouvelles technologies. Cela dit, pendant le Covid-19, on a vécu des moments chouettes sur le Net. Par exemple, j’y ai vu des rencontres musicales avec des personnes qui chantaient d’un balcon à l’autre, c’était super sympa. On voyait des lumières qui s’allumaient et des gens qui chantaient ensemble, mais depuis chez eux. On a vu des gens danser, jouer, en collaborant parfois d’un pays à l’autre…, c’était magnifique. C’était un vrai partage.

Ton frère jouait du piano…
Oui, mais il n’était pas pianiste. Il avait appris à en jouer à Saint-Etienne avec une excellente professeure, et il est monté à Paris avec ce bagage quand il est entré au conservatoire. Mais ce n’était pas sa vocation, de devenir pianiste. Et il n’en avait pas envie. Il avait simplement appris la musique. C’était ça, sa passion. Quand il était jeune, il jouait aussi de l’orgue. On m’a dit que, lorsqu’il était à l’Ecole normale, à Montbrison, il allait jouer de l’orgue à l’église.

Pourquoi Maurice monte-t-il à Paris?
Quand il arrive au conservatoire, c’est dans l’objectif de faire de la composition. Maurice a tenté, mais ce n’était pas son truc non plus, même s’il a eu un prix de composition. Ensuite, il a multiplié les collaborations, organisant un tas d’événements autour de la musique, dont les Semaines musicales internationales de Paris (Smip). Il a toujours lancé de nouvelles idées. Il militait activement en faveur des musiques contemporaines, avec Iannis Xenakis et Karlheinz Stockhausen, dont il était très proche. C’était d’abord pour les mettre à la portée de toutes et tous. Les concerts des Smip, par exemple, étaient ouverts à tout le monde.

J’ai bien connu cette période. On mettait en forme les flyers. On faisait ça dans les sous-sols du théâtre de la Ville, c’était fou. Et puis on allait les distribuer. Maurice s’est beaucoup battu pour les musiques contemporaines et pour les musiques du monde. Particulièrement dans ses chroniques hebdomadaires du Nouvel Observateur.

Ton frère était un passionné d’art et du continent africain, également du continent asiatique. Il rapportait des souvenirs de ses voyages…
Oui, il revenait avec des statuettes, des objets, mais il rapportait surtout des anecdotes. [Elle rit.] Une fois où il dormait en brousse, dans une case, il n’a pas pu fermer l’œil de la nuit à cause d’un croassement épouvantable. Le lendemain, il a appris que c’était une araignée qui avait élu domicile dans l’arbre en face de la case… mais Maurice avait une peur bleue des araignées! Une autre fois, en ouvrant un placard, il a trouvé un serpent. Ça nous faisait beaucoup rire en famille. Pour nous, à l’époque, dans les années 1960, à Saint-Etienne, c’était un autre monde.

C’est ton frère qui t’offre tes premières chaussures à talon, tu nous racontes ça?
Quand on a commencé à se voir vraiment, j’avais une douzaine d’années. [Maurice et Madeleine ont quatorze ans de différence et n’ont pas grandi ensemble, NDLR.] Il m’invitait à venir une semaine par an à Paris et me sortait. On allait au concert, au théâtre, à la fête foraine, etc. C’est lui qui m’a offert ma première paire de chaussures à talon. Pour une petite fille de Saint-Etienne de 12 ans, à l’époque, c’était un truc formidable! En plus, mes parents ne l’ont pas trop mal pris.

Dans 21 juin – Le Sacre musical des Français*, qui raconte l’histoire de cette fête devenue internationale, le philosophe Edgar Morin écrit que «[toute] fête repoétise le monde, repoétise nos vies»…
Aux Buttes-Chaumont, pour la première édition de la Fête de la musique, l’ambiance était étonnante. C’était complètement improvisé. Les gens étaient contents d’être là, d’être ensemble, de s’écouter, de se regarder, d’échanger. On était heureuses et heureux de participer. Des petites formations se produisaient au kiosque à musique, et il y avait des gens partout. On découvrait que nos voisin.e.s jouaient de tel ou tel instrument. C’était spontané. Quand ça a commencé à s’officialiser, à être organisé avec de grands concerts, on a perdu de cette fraîcheur.

Je me rappelle du concert d’Higelin à la République, l’année précédente, qui était formidable. Maurice et Higelin s’aimaient beaucoup, et se connaissaient bien. Je crois d’ailleurs que c’est Maurice qui a proposé à Higelin de participer à la Fête. [A cette Fête de la musique et de la jeunesse, qui s’est tenue le 10 juin 1981 à Paris, participait également le groupe Téléphone, NDLR.]

Quand cette fête s’est répandue dans le monde entier, Maurice en fut très heureux. Mais cela dépend beaucoup, aussi, des pays. J’ai des petits-neveux qui vivent à Londres, par exemple, et qui m’ont dit qu’aujourd’hui il ne s’y passe pas grand-chose à l’occasion de la Fête de la musique. En réalité, c’est une démarche politique.

Toujours dans le même ouvrage*, Edgar Morin parle d’«émotion planétaire et cosmique» et évoque «le solstice d’été, moment du triomphe du Soleil et de la Nature». C’est d’une poésie folle…
Ce n’était pas par hasard que Maurice avait choisi cette date.

Lui qui était né un jeudi décédera aussi un jeudi, le 22 mars 1990. Il avait quand même sacrément le sens du rythme…
Probablement. [Elle rit.] C’est vrai qu’en plus c’est le premier jour du printemps. Pour nous [sa famille], cela a été un symbole important, car le 22 était un chiffre qui revenait souvent dans sa vie.

Quel était le rapport à la nature de Maurice ?
Je pense qu’il en était très proche. Au Maroc, bien sûr, où il a vécu. Il aimait beaucoup l’Atlas, le sable, la montagne, et il aimait l’eau: il a fait beaucoup de plongée sous-marine. 

«Ma collection n’est pas une collection, c'est un album de souvenirs sonores au milieu duquel je vis, en attendant le prochain voyage»

Anciens et rapportés de ses voyages, les instruments ayant appartenu à ton frère sont visibles à Angers, ville qui a une rue à son nom. Y es-tu allée?
Oui, c’est un lieu magnifique où est conservée dans de bonnes conditions sa collection d’instruments du monde entier, qui est extrêmement importante. La Galerie sonore accueille des musicien.ne.s qui souhaitent reprendre contact avec un instrument ou se former à sa pratique. Il se trouve que beaucoup d’instruments n’existent plus dans leur pays d’origine.

Le fait d’avoir rapporté ces instruments de ses voyages, on peut dire qu’il les a sauvés de l’oubli?
Oui, et je tiens à préciser qu’il les pratiquait. Il aimait en jouer. Chez lui il y en avait partout. La corne tibétaine qu’on voit en photo, par exemple, il ne pouvait pas s’empêcher de souffler dedans de temps en temps. Les musiques du monde, pour lui, c’était extrêmement important. C’était une démarche politique d’échange, de reconnaissance. C’était reconnaître les autres dans leur identité, même lointaine. C’est une démarche humaniste.

Il quitte ses fonctions au ministère de la Culture en septembre 1986, après la prise du pouvoir par la droite (Chirac). C’est la première cohabitation de Mitterrand. En 1988, Maurice refuse d’y retourner…
Il n’avait pas du tout envie de fricoter avec la droite. Ça, c’est certain. Et ce même s’il n’a jamais été encarté dans un parti politique.

Cette interview est réalisée le 21 juin, que fais-tu ce soir pour la Fête de la musique?
Pas grand-chose, exceptionnellement. D’habitude, je sors toute la nuit ou une partie. Je vais aller me promener un peu dans les rues. J’ai la chance d’habiter un quartier où ça fonctionne bien, la Fête de la musique.

Y a-t-il d’autres musicien.ne.s dans la famille ?
Il y en a qui pratiquent la musique, mais pas en professionnel. J’ai une petite-fille qui chante à la cathédrale de Nantes, et qui fait aussi du hip-hop! Sinon, je suis la grand-mère d’une footballeuse (17 ans, dans un club de Valence) et d’un footballeur, son frère (11 ans, repéré par l’Olympique lyonnais, où il fait des stages en plus de son entraînement).

Maurice pratiquait-il un sport?
Non, à part la plongée. Qui est un sacré sport.
Propos recueillis par Claudine Cordani

* 21 juin – Le Sacre musical des Français est un livre de Jean-Michel Djian paru aux éditions du Seuil, en 2011.

En savoir plus
Maurice est l’auteur des Chroniques pour la musique d’aujourd’hui, (éditions Bernard Coutaz, 1992).
La Collection d’un voyageur – Les Instruments de musique de Maurice Fleuret (catalogue édité pour le Festival de Lille, 1990).
Le livre d’Anne Veitl et de Noémi Duchemin Maurice Fleuret: une politique démocratique de la musique (édition Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2000).

– Ce que dit la charte, déclaration de principe de la Fête:
« 1) La Fête européenne de la musique se déroule, chaque année, le 21 juin, jour du solstice d’été.
2) La Fête européenne de la musique est une célébration de la musique vivante destinée à mettre en valeur l’ampleur et la diversité des pratiques musicales, dans tous les genres de musique.
3) La Fête européenne de la musique est un appel à une participation spontanée et gratuite qui s’adresse aussi bien aux individus ou aux ensembles pratiquant le chant ou un instrument de musique qu’aux institutions musicales, afin de permettre tant aux pratiques amateurs qu’aux musiciens professionnels de s’exprimer.
4) Tous les concerts sont gratuits pour le public.
5) La Fête européenne de la musique est majoritairement une manifestation de plein air qui se déroule dans les rues, sur les places, dans les jardins publics, dans les cours… Des lieux fermés peuvent également s’y associer s’ils pratiquent la règle de l’accès gratuit au public.»