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COIN-COIN JEUNESSE Shahrzad et le roi en colère

Comment aborder avec les enfants le pouvoir de la parole en période de détresse? Avec Shahrzad et le roi en colère, l’autrice iranienne Nahid Kazemi propose aux 5-10 ans une fable philosophique portée par la lumineuse présence du personnage principal, une jeune conteuse à l’imagination folle. Joli, doux et efficace, cet album évoque avec délicatesse la tyrannie des puissants et la force des mots.

On ne peut pas s’empêcher d’imaginer, en feuilletant l’album, le travail d’un.e enfant qui utiliserait tous les outils lui tombant sous la main de manière aléatoire. Là, c’est un avion qui semble colorié au feutre; ici, la page semble réalisée à la craie; plus loin, on devine la perspective enfantine d’une fontaine publique, avant de tomber sur le dessin élaboré d’une façade de café. Avec un style graphique faussement enfantin aux couleurs chaudes (les bruns et les ocres sont omniprésents), l’autrice utilise des à-plats sans contours et diverses techniques artistiques. On retrouve aussi régulièrement des motifs qui rappellent les tissus moyen-orientaux et les mosaïques, et qui nous plongent au cœur de l’univers culturel iranien de l’artiste Nahid Kazemi. Sans parler de l’hommage fait à la Schéhérazade des Mille et Une Nuits, dont elle réinterprète l’histoire sous le prisme actuel.

Ici, c’est une autre Shahrzad qui est l’héroïne de l’album: «Elle trouvait des histoires partout en observant les gens dans les magasins, les cafés et même dans les rues de la ville.» Elle s’inspire de tout ce qu’elle entend car «elle écoutait avec attention les histoires qui arrivaient jusqu’à ses oreilles, un large sourire de malice sur son visage», et passe son temps à imaginer, à raconter et à écrire des récits: «Parce qu’elle écoutait toutes sortes d’histoires, Shahrzad pouvait en faire profiter les autres en les racontant à son tour. […] Lorsqu’elle était seule dans sa chambre, Shahrzad écrivait les choses qu’elle avait vues ou entendues au cours de sa journée. Cela lui permettait de mieux comprendre les gens.»

Il est vrai que Shahrzad n’est pas une fillette ordinaire. A son jeune âge, elle a déjà pris la mesure du pouvoir des mots pour mieux appréhender le monde et pour mieux en comprendre le fonctionnement. Comme son double littéraire Schéhérazade, la fillette est conteuse. Elle est une de celles qui vont jongler avec les mots et les utiliser comme une arme pour lutter contre les maux de la société, en commençant par l’autoritarisme.

Quand les mots justes peuvent consoler d’une infinie tristesse
Un jour, Shahrzad croise la route d’un garçon, et est témoin de son vaste chagrin. «Il était si triste qu’elle eut aussitôt envie de comprendre ce qui le tracassait.» Ce garçon, qui a fui son pays, va lui raconter son histoire. C’est celle d’un futur homme qui a quitté la terre l’ayant vu grandir à cause de la fureur d’un roi. Profondément en colère, le gouvernant tyrannise ses sujets, rongé qu’il est par le chagrin d’avoir perdu sa femme. A moins que cette histoire ne soit celle d’une migration humaine plus proche de notre monde actuel, comme celle d’un enfant qui a fui un pays en guerre contrôlé par la folie des hommes, allez savoir…

Shahrzad décide de se rapprocher de ce roi bourru et maltraitant et de tenter, par la force des mots, de l’amener à changer de comportement: «Shahrzad voyait bien que le roi réfléchissait sans cesse à ses histoires. Surtout quand il était seul, sans couronne, ni trône, ni vêtements scintillants. Quand il n’était plus que lui-même.» La jeune fille va s’y employer avec tant de volonté, de délicatesse et de persévérance que le gouvernant va finir par intégrer que la colère ne résoud rien: «Merci, Shahrzad, merci de m’avoir aidé à comprendre que même s’il est impossible de ramener à la vie ma propre famille je peux cependant créer un royaume où tout le monde aura la chance d’être aussi heureux que je l’étais autrefois.»

Avec son audacieuse héroïne, Nahid Kazemi démontre que la colère ne calme pas la tristesse. Encore mieux: que de faire souffrir les autres parce que l’on souffre soi-même n’a aucun autre sens que de générer davantage de souffrance – et que cela ne panse aucune plaie. Jamais.
Corinne Gili

Instagram: @quatriemedecouverture

Shahrzad et le roi en colère de Nahid Kazemi, Saltimbanque Editions, 2023, 92 pages, 16,90€.

Sur l’autrice Nahid Kazemi est une illustratrice, peintre, graphiste et auteure iranienne qui vit au Canada depuis 2014. Formée aux beaux-arts à l’université de Téhéran, elle a publié plus de 65 albums jeunesse. Elle a reçu, entre autres, le Prix littéraire du Gouverneur général pour la littérature jeunesse au Canada en 2002. Plus récemment, elle a concouru pour le prix Astrid Lindgren, en 2020 (édition remportée par la Sud-Coréenne Baek Hee-na).