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LETTRE OUVERTE Du frère de Shaïna Hansye, Yasin, au président Macron

Monsieur le président de la République
Palais de l’Elysée
55, rue du Faubourg-Saint-Honoré
75008 Paris

Objet: parce qu’il est trop tard pour Shaïna, mais pas pour les autres filles de nos quartiers, lettre ouverte au président de la République.

Monsieur le président de la République,
Si je décide de vous écrire, c’est parce que je suis en colère. Une colère qui n’est pas sourde, une colère qui n’est pas une rage incontrôlée. Une colère profonde, qui ne me quittera jamais.
En colère, parce que ma sœur est morte. Parce qu’elle a souffert et que ses bourreaux n’ont jamais exprimé le moindre regret. Il y a près de six ans, je l’ai écoutée me raconter le pire: la manière dont un adolescent l’a attirée de force dans un cabanon pour lui faire subir un viol collectif. Et puis j’ai observé la manière dont ma mère et mon père ont agi en parents responsables, et l’ont emmenée au commissariat.
Parce que, monsieur le président, à ce moment-là, nous croyions en la République. On expliquait à Shaïna que nous vivions en France, que les policiers la protégeraient, que les médecins la soigneraient. Au lieu de ça, les médecins ont trouvé «qu’elle se déshabillait facilement», la policière qui a recueilli sa plainte a estimé «qu’elle ne manifestait aucune émotion». Parce que nous sommes fiers d’être Français, nous nous sommes dit que c’était un cas isolé, que deux fois de suite, nous étions tombés sur des gens indélicats au mieux, incompétents au pire. Mais que la République avait le droit de faire des erreurs de casting.
Alors, nous avons continué à y croire, parce que les valeurs de la France sont trop belles. Nous avons continué à y croire, parce que nous vivions dans le pays des droits de l’homme, de la pensée libre. Dans un pays développé, qui protège ses citoyennes, surtout les plus jeunes. Dans un pays où on ne laisse pas une adolescente à peine lycéenne se faire violer sans rien dire.
Pourtant, depuis 2017, j’entends le pire à propos de ma sœur. Alors laissez-moi, monsieur le président, vous dire la vérité. Shaïna était la bonté, la gentillesse, la liberté. Elle était une lumière qu’ils ont brusquement éteinte avant qu’elle n’ait eu le temps de briller totalement. Shaïna était un soleil, et aujourd’hui elle est morte. Malgré sa première agression, elle avait continué à vivre, à aimer. Elle avait même fini par fréquenter un garçon dont elle était tombée enceinte. Il l’a brûlée vive, parce qu’elle était une «pute». Non, elle était un soleil.
Il a brûlé ma sœur, mais j’ai continué à y croire, parce que j’étais en France, et que la justice était aveugle et indépendante. Alors, j’ai attendu, sagement, que les procès aient lieu. Les premiers agresseurs de Shaïna sont arrivés au tribunal, libres, avec un sourire arrogant, mais tout de même crispé. Ils en sont ressortis tout aussi libres, mais plus arrogants encore et plus du tout crispés. Ils ont quitté le tribunal en nous insultant, parce que ma sœur était un soleil. J’ai continué à compter mes larmes et à serrer les poings, le plus important était à venir. Son assassin allait être jugé quelques semaines après. Il n’a pas avoué. Le verdict a été rendu. Il m’a nargué. Et personne n’a fait appel. Il ressortira de prison avant ses 35 ans au pire, mais sans doute bien avant. Les années de la vie de Shaïna ne couvriront pas sa peine de prison, et il aura devant lui l’autoroute d’une existence.
Aujourd’hui, ma colère est intacte, mais plus ma confiance. Chaque jour, je me dis que j’aurais dû la venger, parce que la machine judiciaire était grippée ce jour-là.

Monsieur le président, je sais quoi faire de ma colère. Pour qu’elle ne se transforme pas en rage, je vous écris. Parce qu’il est trop tard pour Shaïna, parce qu’il est trop tard pour Sohane, brûlée il y a vingt ans à Vitry. Elles sont parties rejoindre les étoiles, où elles avaient largement leur place.
Mais il n’est pas trop tard pour les sœurs des autres, pour les filles des autres. Pour toutes ces adolescentes et ces jeunes femmes de nos quartiers qui n’osent plus aimer, n’osent plus parler, effrayées à l’idée de finir comme ma sœur, parce que leurs agresseurs n’auront plus peur.
Ce que nous attendons de vous, monsieur le président, et du gouvernement, c’est que vous rompiez le silence coupable de nos politiques face à la situation des filles de nos quartiers. Ces soleils que la violence des hommes éclipse.
J’ai trouvé comment canaliser ma colère: je lutterai. Pour les autres, parce qu’il n’y a que comme cela que la rage ne m’envahira pas, et surtout parce que je veux que les choses changent.
Je vous remercie de l’attention que vous porterez à ma demande, et je reste confiant quant à votre détermination à agir dans l’intérêt de la justice et de la sécurité de l’ensemble de nos concitoyens.
Veuillez agréer, monsieur le président de la République, l’expression de ma plus haute considération.
Yasin Hansye

Un dernier mot de la directrice de la publication
En octobre 2019, Shaïna Hansye, 15 ans, est poignardée à Creil puis brûlée vive par son ex-petit copain dont elle était enceinte. Le 10 juin 2023, la cour d’assises des mineurs de l’Oise le condamne à une peine de dix-huit ans de réclusion.
Deux ans auparavant, l’adolescente avait été victime d’un viol en réunion par quatre garçons du coin. Tous reconnus coupables, ces jeunes violeurs ont été condamnés en appel en juin 2023 sans écoper de prison ferme: ils sont ressortis libres du tribunal. Pour rappel, le viol en réunion avait été correctionnalisé en agression sexuelle.

Yasin, le frère de Shaïna, a tweeté sa lettre ouverte au président le 23 juin 2023. Depuis, ni lui ni l’avocate de la famille, Maître Negar Haeri, n’ont été contacté.e.s par Macron. Je voulais savoir s’il s’était simplement manifesté. S’il avait, lui aussi, témoigné de sa considération envers la famille. La réponse est : non.
Nous savons que, le 28 juin, le président français était à l’Accor Arena pour applaudir l’artiste britannique Elton John venu faire ses adieux à la scène.
Le 28 juin, c’était aussi le deuxième soir de révoltes urbaines suite au meurtre de Nahel la veille par un policier – qui lui a tiré dessus à bout portant – à Nanterre. La balle a traversé le bras gauche et le thorax du jeune garçon de gauche à droite. Nahel était déclaré mort moins d’une heure plus tard.
En France, force est de constater que la vie des jeunes des quartiers n’est toujours pas une priorité. Même lorsqu’elles ou ils sont encore adolescent.e.s. La preuve que la justice comme les directives données aux forces de l’ordre n’ont pas évolué dans une démarche protectrice et bienveillante depuis plus de quarante ans. On se souvient encore de l’intervention télévisée du chanteur Daniel Balavoine face au premier secrétaire du Parti socialiste, François Mitterrand, le 19 mars 1980. Pour découvrir ou revoir la séquence voici le lien.
Revenons-en à Shaïna et à toutes les familles qui ont vécu le même drame. Revenons-en à la vie qu’elle n’aura jamais, aux souffrances qu’elle a subies, à la solitude ressentie, à l’injustice… Revenons-en à l’inaction de l’Etat français et à une justice rendue en son nom, dont il ne subsiste aujourd’hui que… le nom.

Revenons-en aussi à ce que certains enfants subissent en silence en France. Les questions, je les pose ici : qui s’en soucie ? allons-nous tolérer cela encore longtemps ?
Claudine Cordani

Pionnière en justice française, je suis la première mineure à avoir refusé le huis clos à ses violeurs, à Paris, en 1984. Ex-victime de viol en réunion qui a eu la «chance» de côtoyer alors une justice digne de ce nom.