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QUELLE FEMME! Gisèle Halimi, une grande figure de la justice

La célèbre avocate, qui a disparu le 28 juillet 2020, était portée par une volonté farouche de lutter pour la dignité des personnes et son combat contre l’aliénation –tous deux nourris par son enfance dans une Tunisie colonisée– et a renversé les normes de son époque. Criminalisation du viol, droit à l’avortement, encadrement du principe de laïcité, l’influence de Gisèle Halimi sur le cadre juridique et moral français est colossale.

Qu’il est fastidieux de dessiner les contours d’un engagement et d’un héritage aussi riches que ceux de Gisèle Halimi (1927-2020) sans risquer d’accoucher d’une synthèse particulièrement réductrice! Relater un tel parcours, c’est se creuser la tête, en espérant ne pas trop se casser les dents pour rendre le femmage le plus juste possible à une personne dont le travail a permis à la société française de tendre un peu plus vers l’égalité des genres, d’acquérir des droits essentiels pour garantir un peu mieux la dignité des personnes.

Cela sans éluder des positionnements sur certains sujets (port du voile, prostitution, GPA) qui divisent encore la société et les féministes. Et en revenant aussi sur les tensions actuelles cristallisées autour du principe de laïcité, duquel elle a participé à rédiger les contours d’application, et dont le détournement est régulièrement utilisé pour justifier une islamophobie décomplexée.

«C’est mon vécu, mon enfance qui m’asphyxiait, qui m’a rendu féministe»
Une partie des clés de lecture de ce parcours incroyable se niche dans cette enfance au sein d’une modeste famille juive de cinq enfants. La petite Zeiza Gisèle Elise Taïeb, née le 27 juillet 1927 à La Goulette, dans la banlieue de Tunis, est animée très tôt d’une «révolte sauvage». «Je voulais exister comme mes frères, pas plus. Je voulais comprendre pourquoi je devais avoir ce destin de dépendance, notamment économique. C’est mon vécu, mon enfance qui m’asphyxiait, qui m’a rendu féministe», décryptait-elle sur le plateau de TV5 Monde en mars 2009.

Gisèle ne se retrouve pas dans les normes et les codes imposés aux jeunes filles, ni dans cette route déjà tracée vers un destin unique: celui de mère au foyer. «Très tôt mes parents comprirent qu’ils ne pourraient pas me contraindre, témoigne-t-elle dans son récit autobiographique le Lait de l’oranger. Je refusais alors de souscrire aux obligations des filles de la maison, ménage, vaisselle, service des hommes de la famille. Je ne souffrais pas. Je ne théorisais pas. Je m’arc-boutais dans le rejet de l’ordre.»

«On ne naît pas féministe, on le devient.» La tirade, dérivée de la célèbre citation de Simone de Beauvoir, sied parfaitement à cette jeune fille qui refusera un mariage arrangé à 16 ans, après être allée jusqu’à faire une grève de la faim, six ans plus tôt, pour revendiquer son droit à la lecture. Interpellée par le discours anticonformiste de son oncle paternel, engagé au Parti communiste, et de sa femme, Gisèle enchaîne les lectures «interdites» avec un appétit dévorant.

Cette soif d’érudition crispe particulièrement son père, Edouard. «Mon père s’en prit aux maléfices des livres. Il ne les connaissait pas. Il craignait leur pouvoir. […] Quand je me mis à critiquer la colonisation, à parler de justice, à rejeter la résignation religieuse, il ne fit plus doute pour eux [ses parents] que l’éducation –malgré ses bienfaits– comportait un énorme risque, celui de me dévier du droit chemin.»

Mais Gisèle Halimi entend bien s’engouffrer par les portes qu’ouvre chaque nouvel ouvrage et offrir cette opportunité à d’autres. Elle s’engage à lutter contre cette ignorance qui «enferme les femmes dans leur résignation». En ce sens, elle fonde l’Union des jeunes filles de Tunisie sous l’aile tutélaire des communistes.

Sa redéfinition du métier d’avocat.e pour remplir une mission: changer le monde!
Déterminée à changer un monde marqué par l’injustice, elle part faire ses études de droit en France, puis revient à Tunis en 1949 pour s’inscrire au barreau. «Etre avocate, pour moi, c’était le moyen de tenter de changer ce que je n’aimais pas: l’injustice, le rapport de force, le mépris des humbles, le mépris des femmes.» Pour ce faire, elle prête ce serment (passage nécessaire pour exercer), qu’elle remettait d’ores et déjà en question, et qu’elle parviendra une fois députée (1981-1984) à faire évoluer pour garantir une plus grande indépendance des avocat.e.s.

Entre-temps, pour mener à bien son ambition, elle redéfinit son métier au gré de procès où elle n’hésitera pas à critiquer de plus en plus ouvertement les législations qu’elle estime injustes et dépassées –ce qui est nouveau à l’époque et sanctionnable pour un.e avocat.e. Profondément marquée par cette «Tunisie sous protectorat français [qui] offrait une assise privilégiée à la discrimination, à l’exclusion», elle s’attaque d’abord au colonialisme et à la torture, «érigée en système depuis le début de la guerre d’Algérie et la mise en place des pouvoirs spéciaux».

Pour elle, la Tunisie était «une construction qu’un architecte machiavélique aurait façonnée pour les besoins d’une politique, les maîtres européens dominaient Juifs et Arabes, séparés eux-mêmes les uns des autres par des cercles parallèles».

Deux affaires, qu’elle utilisera pour dénoncer l’ordre établi, bouleverseront les normes morales et juridiques: les massacres d’août 1955 dans le Constantinois, aussi nommés massacres de Philippeville et d’El Halia, et le procès Djamila Boupacha. Par deux fois, Gisèle Halimi est contactée par une lettre dans laquelle les accusés dénoncent des aveux obtenus sous la torture –officiellement abolie en France par déclaration royale le 20 août 1780.

Sa lutte féroce contre la torture et le colonialisme
La première affaire, clôturée après un long combat judiciaire lors duquel elle travaille en duo avec le juriste Léo Matarasso, met en évidence les multiples mensonges des autorités françaises. Tout du long, l’affaire alimente les débats autour de la torture et de son efficacité, morale et politique. «L’enjeu dépassait le procès et la guerre d’Algérie», commente Gisèle Halimi au moment d’évoquer le procès d’El Halia dans sa biographie. «Coupables, les accusés avaient le droit d’exprimer leur motivation: arracher l’indépendance de leur pays. Innocents, ils devaient dénoncer cette mascarade judiciaire. Dans tous les cas nous témoignerions. De l’abomination de la torture et de la sauvagerie de la répression.»

Au terme de la procédure, 34 acquittements sont prononcés et la grâce présidentielle est accordée aux ultimes condamnés à mort (ils étaient 2 après le deuxième procès, à Constantine). Pourtant, après une dernière visite en prison, dans la foulée du verdict attendu, Gisèle Halimi assure qu’elle ne revit jamais les accusés. «La plupart d’entre eux furent internés dans un camp à leur sortie de prison. Ils furent, nous dit-on, massacrés par l’OAS. D’autres disparurent mystérieusement et à jamais.»

Par la suite, celle qui apporte son soutien aux indépendantistes tunisiens et algériens se démarque de nouveau en défendant Djamila Boupacha. La jeune femme de 22 ans, accusée d’avoir posé une bombe dans un café d’Alger, dénonce avoir été frappée, brûlée et violée par des militaires français avant de passer aux aveux. Djamila est condamnée à mort avant d’être amnistiée et libérée, en 1962, après les accords d’Evian (mars 1962) qui mettent fin à la guerre d’Algérie. Si elle n’a pas pu éviter la condamnation de sa cliente, Gisèle Halimi est, là encore, parvenue à mener à bien son «obsession»: faire de Djamila Boupacha «le symbole, aux yeux du monde entier, des ignominies commises par la France».

Son travail crucial pour la légalisation de l’avortement et la criminalisation du viol
La critique de la loi sur l’avortement –qui lui vaudra sanction–, qu’elle dresse en 1972 lors des procès très médiatisés de Bobigny, fait également bouger les lignes. En 1971, l’avocate s’était d’ores et déjà engagée pour le droit des femmes en signant le Manifeste des 343 en faveur de l’avortement «aux côtés de femmes célèbres, symboles pour le monde de la beauté, de l’intelligence, de la culture française. Catherine Deneuve, Delphine Seyrig, Françoise Sagan et, naturellement, Simone de Beauvoir.» Elles y dénonçaient «le scandale de l’avortement clandestin, la répression de classe et le silence».

Ses plaidoiries lors desquelles elle affirme elle-même avoir avorté et donc être hors la loi comme de nombreuses femmes participent à la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse par une loi de janvier 1975 portée par Simone Veil. Le procès d’Aix-en-Provence, en mai 1978, où elle défend deux femmes belges victimes d’un viol collectif, ouvre le chemin vers la loi de 1980 –qui reconnaît le viol comme un crime.

Dans la foulée, en 1981, elle s’engage en politique au côté de François Mitterrand et devient députée (sans étiquette). Ses combats se poursuivent: abolition de la peine de mort, instauration de la parité en politique (6 juin 2000), fin de la discrimination qui donnait la majorité sexuelle dès 15 ans aux hétérosexuels et à 21 ans pour les homosexuels.

Sa position sur la question du voile à l’école, entre aliénation des femmes et laïcité
L’héritage de Gisèle Halimi n’en demeure pas moins, sur certains aspects en partie, clivant. Fidèle à sa volonté de combattre l’aliénation des femmes, sensible aux logiques de domination intrafamiliale qui ont marqué son enfance, elle défend ardemment la loi de 2004 sur la laïcité, qui interdit le port de signes religieux à l’école publique et notamment du voile, au cœur d’une polémique en 1989. Amenée à s’exprimer sur le plateau de France3 pour évoquer ce qui est devenu l’affaire du foulard de Creil, qui avait valu l’exclusion de deux collégiennes musulmanes, Gisèle Halimi disait ceci du voile, qu’elle qualifiait de «tchador»: «Il est d’abord un emblème religieux et est en ça une atteinte à la laïcité, mais pas dans le sens un peu ordinaire. La laïcité quand il s’agit de l’école, c’est laisser aux vestiaires non seulement ses couteaux, ses croix, ses tchadors, ses emblèmes religieux, parce qu’il faut arriver avec une certaine disponibilité pour sa différence et l’échange.»

«De nombreux travaux de sociologie situent cette loi de 2004 comme la première loi islamophobe. En tant que juriste, je ne suis pas totalement d’accord, parce que l’école reste un lieu particulier, le premier lieu de mixité», décrypte la docteure en droit public Lauren Bakir, spécialisée en droit des libertés. «Si on s’en tient à la laïcité et qu’on parle du sujet de manière dépassionnée, se poser la question: “Est-ce qu’on peut permettre aux enfants d’avoir des signes religieux à l’école?” est légitime et on peut y répondre oui ou non avec des arguments. Du reste, c’est vrai que l’adolescence est une période où on est plus influençable, mais on l’est tous à ces âges-là et sur tous les sujets. Les adolescentes en l’occurrence pourront toujours changer d’avis plus tard, avec l’âge ou selon l’endroit où elles évoluent.»

La juriste juge néanmoins «dangereuse» la posture d’alors de Gisèle Halimi, considérant en tout cas le tchador comme «un symbole de soumission et de l’infériorisation des femmes». «Se substituer à la femme, adolescente ou non, pour lui dire si elle est libre ou pas parce qu’elle porte ou non le voile, je trouve ça dangereux. Cela reviendrait à faire la même chose que les fondamentalistes, par exemple, qui vont dire à une femme: “Tu dois te cacher, sinon tu es une allumeuse.” C’est s’attaquer à la libre détermination des femmes.»

Comme la législation et les institutions qu’elle n’a cessé de bousculer pour éviter une «application mécanique [qui] pouvait engendrer un décalage entre l’évolution réelle de la société et sa législation» et ces «lois dites “tombées en désuétude” [qui] se maintenaient en coma dépassé, épées de Damoclès, [et] bloquaient la dialectique des mœurs et de la loi», l’avocate aurait, par la suite, assoupli quelque peu sa position, pour “rejoindre une vision plus contemporaine”», abonde Lauren Bakir.

Sa démission de SOS Racisme et le soutien de l’association pour sa panthéonisation
C’est en tout cas ce que laisse penser l’extrait d’une interview que Gisèle Halimi a donnée au Monde, qui l’a publiée le 11 mars 2011. Elle avait 83 ans. Elle y commentait la révolution tunisienne, lors de laquelle certaines femmes décident de se voiler de nouveau: «Elles le font en pensant que c’est un retour aux sources. Cela reste sur un plan privé, celui de la foi, mais, paradoxalement, cela n’entraîne pas de conséquences sur le plan de leur liberté et de leur travail. C’est une revendication culturelle, identitaire et patriotique.»

Si les divergences autour du port du voile à l’école et de son éventuelle sanction l’ont poussée à démissionner de SOS Racisme après la polémique de Creil, l’héritage de la grande avocate est si grand et si précieux que l’association n’a pas hésité à rejoindre l’appel de plusieurs organisations pour demander sa panthéonisation après son décès, en 2020. Pour Saphia Aït Ouarabi, vice-présidente de SOS Racisme: «Gisèle Halimi incarne, par sa vie et par la cohérence et la constance de ses combats, tout ce pour quoi nous nous battons.»

Je laisse le mot de la fin à la grande femme de loi qu’elle a été, et qui disait: «La vie entre les gens, l’histoire entre les peuples sont faites de contradictions, se font à travers ces contradictions.» Elle en est un exemple parfait.
Justine Saint-Sevin

En savoir plus
Le Lait de l’oranger de Gisèle Halimi, récit autobiographique publié pour la première fois en 1988 chez Gallimard, publié à nouveau en 2021 dans la collection «L’Imaginaire», 438 pages, 12,50€.

Femmes de justice de Gwenola Joly-Coz, Enrick B. Editions, 2023, 274 pages, 18,95€.