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Le viol : un crime de guerre toujours impuni

En Ukraine, les forces russes sont accusées de commettre des violences sexuelles de masse. Considérés comme des crimes de guerre, ces actes restent, pour les conflits d’aujourd’hui comme pour ceux d’hier, difficiles à juger.

« Va là-bas et viole des Ukrainiennes, ne me raconte juste rien », dit une Russe à son compagnon engagé dans l’armée. « Le plus important, c’est d’utiliser des protections », préconise-t-elle. L’appel téléphonique a été intercepté et publié par les services de sécurité ukrainiens en avril dernier. Il donne un aperçu terrifiant de la mentalité des soldats russes lancés à l’assaut de l’Ukraine le 24 février. Depuis plusieurs mois, ils sont accusés de commettre massivement des violences sexuelles contre des civil·e·s.

L’ONU déclare avoir constaté environ 124 cas de violences sexuelles commis en Ukraine depuis le début de l’invasion – précisant que ce chiffre est sous-estimé. En juin, un tout premier procès pour viol contre un soldat russe a débuté en Ukraine. Jugé en son absence et à huis-clos, le suspect de 32 ans est accusé d’avoir violé de manière répétée une civile de son âge. Ce, après avoir abattu son mari avec l’un de ses compagnons d’armes, dans un village alors occupé au nord-est de Kiev. Un crime rapporté dans la presse internationale et immédiatement qualifié de « mensonge » par le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Le viol de guerre est interdit par les conventions de Genève depuis 1939. Dans une résolution adoptée par les Nations unies en juin 2008, le viol et les autres formes de violence sexuelle sont reconnus comme « un crime de guerre, un crime contre l'humanité », voire « un acte susceptible de constituer un crime de génocide ».

À la guerre comme à la guerre

La Cour pénale internationale considère que le viol de guerre constitue un acte génocidaire lorsque «des violences sexuelles sont commises avec l'intention de détruire tout ou partie d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Dans les années 1990, le Tribunal pénal international pour le Rwanda en avait fait une composante du génocide commis contre les Tutsi. Enfin, en 2021, l’équipe d’enquête des Nations unies sur les crimes commis par le groupe État islamique a reconnu le massacre des populations yézidies comme un génocide, en mentionnant entre autres les nombreux cas de viol et d’esclavage sexuel perpétrés par les djihadistes. Mais – et dans la plupart des conflits – les condamnations restent rarissimes.

En Ukraine, le combat pour la judiciarisation des viols de guerre rencontre déjà des obstacles. En juillet, la procureure générale Iryna Venediktova a été mise à la porte lors d’une purge dans les institutions ukrainiennes qui étaient suspectées d’être infiltrées par la Russie. C’était elle qui était chargée de lancer les enquêtes et de recueillir les témoignages de crimes de guerre, y compris concernant les actes de violences sexuelles. Elle vient d’être remplacée par Andriy Kostin [1] .

En mai, c’est au tour de Lyudmila Denisova, commissaire chargée des Droits humains auprès du parlement ukrainien, d’être renvoyée. Elle s’était fait connaître en rapportant très régulièrement des allégations de violences sexuelles commises par l’armée russe. Elle est accusée d’avoir exagéré certains témoignages qui n’ont pas toujours pu être vérifiés par la presse ou par la justice ukrainienne. Sans surprise, la propagande russe en profite pour prétendre que toutes les accusations de viols contre l’armée russe sont pure invention. 

Difficile de savoir quelles seront les conséquences de ces décisions politiques sur le travail judiciaire, alors même que le recueil des témoignages s’avère particulièrement difficile, déjà – soit parce que les victimes sont traumatisées, soit parce qu’elles craignent que les Russes reviennent un jour ou l’autre pour leur faire payer d’avoir parlé.

Avant l’Ukraine, d’autres conflits ont été le théâtre de viols de masse, pour la plupart restés largement impunis. Les témoignages venus d’Ukraine ont rappelé, ainsi, de très mauvais souvenirs aux Allemandes. Les historiens estiment qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, deux millions d’entre elles ont été violées, en grande majorité par les troupes soviétiques, également par les forces alliées. Staline déclarait alors : « Nous sermonnons trop nos soldats, laissez-les prendre leurs propres initiatives. »

Mission impossible ?

En temps de paix, la condamnation des violences sexuelles s’avère déjà complexe. La justice en temps de guerre fait face à deux difficultés majeures. D’abord, le recueil et la sécurisation des preuves dans un contexte hostile et instable. Ensuite, la question de l’attribution des responsabilités. Par exemple, il doit être déterminé s’il s’agit de crimes individuels commis par des soldats ou d’une stratégie délibérée ordonnée, encouragée par la hiérarchie militaire ou le pouvoir politique, comme cela a été le cas pour l’État islamique contre les Yézidies. A ces difficultés, s’ajoutent le silence des victimes qui craignent pour leur sécurité et la difficulté à recueillir des éléments matériels au-delà des seuls témoignages.

Quand ils constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, les viols de guerre sont imprescriptibles. Une instruction judiciaire a été ouverte en France, depuis plus de quinze ans, au sujet d’accusations de viols commis par des soldats français contre des femmes rwandaises pendant l’opération Turquoise, en juin 1994. En tant que signataire du traité de Rome qui fonde la Cour pénale internationale, la France est tenue « de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». D’anciens soldats français, qui nient les faits, ont été entendus par la justice. Cependant, le dossier rwandais semble aujourd’hui au point mort.

Le viol est l’un des crimes de guerre aux conséquences les plus durables sur les populations. En l’absence de justice, les traumatismes se transmettent de génération en génération. Les soldats français ont par exemple commis des tortures sexuelles quasi-systématiques durant la guerre d’Algérie. Des crimes impunis qui restent un tabou des deux côtés de la Méditerranée, soixante ans après la fin de cette guerre. Les armes finissent un jour par se taire, mais les blessures, elles, restent gravées.

Élie Guckert

[1] En 2021, la candidature d’Andriy Kostin au poste de chef du Bureau du procureur spécialisé anti-corruption ukrainien (Sapo) a été écartée. Des organisations de la société civile dont Anti-Corruption Action Center, Automaidan, Dejure et Transparency International Ukraine ont considéré que l’homme ne remplissait pas tous les critères d'intégrité ni ceux relatifs aux conflits d’intérêts. Il est membre du parti Serviteur du peuple, du président Volodymyr Zelensky.

Pour aller plus loin, la rédaction vous conseille :
La traque est mon métier – Un officier sur les traces des criminels de guerre,
du colonel Éric Emeraux (éditions Plon, sept. 2020).