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La Kahina, guerrière et fière

Reine amazigh [1], elle est une figure héroïque de la Tunisie. Pionnière du féminisme, la Kahina est une cheffe guerrière berbère du VIIe siècle. Belle et rebelle, elle a été un modèle pour Gisèle Halimi, l’avocate et femme politique franco-tunisienne lui a redonné vie avec ce livre. Il flotte comme une odeur de jasmin.

« Mon grand-père paternel me racontait souvent, par bribes, l’épopée de la Kahina. Cette femme qui chevauchait à la tête de ses armées, les cheveux couleur de miel lui coulant jusqu’aux reins… », se souvient Gisèle Halimi dans son introduction.

À la naissance de sa fille, le père de la future Kahina, chef de tribu, se lamente de la malédiction qui le frappe : son épouse « le marque du sceau de l’impuissance. En mettant au monde une fille, elle le prive de descendance. Une fille n’est rien. Ni une héritière ni un chef de tribu. » Dans l’indifférence générale, elle fut appelée Dihya « la Belle » en berbère. Elle « grandit et s’installa dans une sorte d’inexistence, personne ne la regardait, ne lui parlait, ne voulait la savoir au monde dans la tribu. Enfant, elle sanglotait, elle voulait que Dieu la change en garçon d’un coup de baguette magique. »

Enfant rebelle, chevauchant avec son père

Adolescente, sa mère voulut faire d’elle une femme et une future épouse accomplie : apprendre à filer et l’art de rouler la semoule. Mais Dihya ne voulait rien entendre. « Elle se souciait peu de son avenir d’épouse et ne rêvait que chasses et lancers de javelot dans la forêt. Elle s’opposait à sa mère, se cabrait, se recroquevillait dans un coin de la tente, refusait de se nourrir. […] Jusqu’à ce que son père cédât et l’autorisât à tirer à l’arc, à monter à cru ce petit alezan qu’elle allait caresser tous les matins. Bref à devenir ce garçon dans la peau duquel elle s’était glissée dès qu’elle commença à l’accompagner dans l’Aurès [2]… » à la tête de la caravane, au côté de son père. « Fière, droite, déjà belle, elle se sentait réhabilitée. […] Les chevaux, le bétail, les femmes et les hommes suivaient la jeune fille. Elle leur montrait, impérieuse, le chemin. C’était déjà leur guide incontesté. Déjà s’exprimait ce pouvoir qui allait cimenter les tribus nomades ou sédentaires, encore divisées entre elles. Déjà s’exprimait ses dons de cheikha [3] toute puissante. »

Mais les chefs de tribus n’étaient pas tous convaincus. « Pour grande et belle qu’est leur Kahina, elle n’est qu’une femme. Et jamais les Berbères n’ont obéi à une femme. […] Sa tribu réclame un homme, si Dihya ne le leur fournit pas par son mariage, elle ira le prendre ailleurs. […] Le mariage ordinaire, Dihya le sait, enferme la femme dans un piège. Elle devient la servante, l’esclave de l’homme, sa bête de reproduction. […] Dihya comprit cependant que son mariage valait décision politique. Qu’importait donc la personne, le mari, […] elle s’en accommoderait pour plus vite s’en débarrasser. Puisque le choix entre le mariage et la disparition construisait le destin d’une fille elle se marierait. Puis elle agirait. »

Mariage, droit de cuissage et geste fatal

Sa nourrice se souvient encore de son choix impérieux. « Sa mère avait ordonné qu’on lui gravât les symboles du foyer : les aiguilles pour broder la laine, un peigne pour la carder [4] un tamis pour égrainer le seksou [5]. Son destin de femme, en somme. Mais Dihya n’avait voulu que des signes de liberté et de plénitude. Comme la main aux cinq doigts écartés, la khamsa ou un oiseau, pour être libre comme lui dans le ciel. Entre les seins, un petit soleil. Et sur l’épaule, un poisson aux écaille rondes se jouant d’un lion. Et rien, surtout rien, qui puisse rappeler les tâches ataviques des filles dans les foyers. » Sa mère avait cédé.

Un prêtre la maria à un prétendant qui avait fait acte de soumission à son père. « Et ce jour-là, la Kahina devina qu’il allait mourir, que le sang coulerait. »

« Très vite, Dihya avait appris que son époux pratiquait un droit de cuissage étendu sur toutes les filles vierge et les femmes dont le groupe relevait de son autorité. » Tous l’avaient vu, ivre, titubant. « Dans ses crises de violence, il poursuivait Dihya pour la battre. Il avait même tenté de l’emmurer après une violente dispute, en soudant soigneusement les rochers de la prison où, par surprise, il l’avait transportée. » Alors, elle se voulut libre. Définitivement. Une nuit, elle trancha la tête de son mari dans son sommeil et en informa tranquillement sa tribu. « Les femmes, les épouses des cavaliers, toujours à leurs côtés, ressentirent fierté et soulagement. “Justice est faite !, dirent-elles, […] On ne bat pas, on n’humilie pas, on n’enferme pas Dihya, la devineresse. Être son mari n’équivaut en rien à devenir son seigneur et maître.” Seul Dieu pouvait le prétendre. Et encore, personne ne savait si la Kahina lui était vraiment soumise… »

Décapitée à son tour par les Arabes, Dihya perd la tête

Dihya avait été surnommée Kahina (la prophétesse, la devineresse) par ses adversaires musulmans, en raison de sa soi-disant capacité à prévoir l’avenir. On retrouve ici l’argument qui sert à nier science et connaissance chez une femme, et à parler de magie – en d’autres temps et d’autres lieux on parlera de sorcellerie ou d’intuition féminine…

Résistante nationaliste face à l’invasion musulmane de l’Afrique du Nord au VIIe siècle, elle a réussi à unifier toutes les tribus berbères, du Nord-Est de l’Algérie jusqu’à la Lybie actuelles. Elle fera un peuple de ces tribus de confessions diverses (essentiellement chrétiennes ou juives). Douée de qualités de cheikha, la guerrière mettra en déroute pendant plus de cinq ans les troupes d’invasion… avant de mourir décapitée en 700, à la suite de la sixième expédition des Arabes, à Tabarka, dans le Nord de la Tunisie.

[1] Signifie « homme libre » en langue berbère, le Tamazirt.
[2] Aurès est un massif de l'Est algérien. C’est le point le plus élevé de l'Algérie non saharienne.
[3] Une cheikha est une cheffe et stratège militaire. C’est la version masculine de cheikh.
[4] Le cardage est une étape dans le processus de fabrication de la laine et précède au filage.
[5] Le couscous est entré au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco mi-décembre 2022.

La Kahina, Gisèle Halimi, 260 pages.
Paru en 2007 aux Éditions Barzakh

De la Kahina à Gisèle Halimi, une question d’héritage

« La Kahina a toujours fait partie du socle de mon enfance », écrit Gisèle Halimi. Elle est née en 1927 dans le quartier de la Goulette, à Tunis, au sein d’une famille pauvre de juifs séfarades. À l’époque, donner naissance à une fille est une « malédiction », si bien que ses parents cachent sa venue au monde trois semaines durant.

Enfant, Gisèle se révolte contre l'obligation faite aux filles de servir les hommes à table, y compris ses frères, et contre l'obligation de se consacrer à des tâches ménagères dont ils sont dispensés. À 12 ans, elle entame une grève de la faim pour ne plus avoir à faire le lit de son frère. Au bout de trois jours, ses parents cèdent et elle écrit dans son journal intime : « Aujourd’hui, j'ai gagné mon premier petit bout de liberté ». Elle avait également entamé une grève de la faim à 10 ans pour accéder à la lecture. Elle obtient de bons résultats scolaires là où ses frères échouent… Gisèle Halimi écrira dans le revue Travail, genre et sociétés : « C’est à partir de ma vie même, de mon vécu, que j’ai pris conscience de la discrimination qui frappait les femmes, de l’injustice intolérable, que je me suis révoltée et que, par la suite, en lisant goulûment, j’ai théorisé. » A 16 ans, elle refuse un mariage arrangé et obtient de faire ses études de droit en France. Engagée très tôt en faveur de plusieurs causes, Gisèle Halimi a milité notamment pour l’indépendance de l’Algérie, la criminalisation du viol et en faveur du droit à l’avortement. Elle, dont la poétesse et philosophe égyptienne Doria Chafik a écrit : « Héroïne d’un combat donné pour perdu il y a moins d’un demi-siècle, Gisèle Halimi tient de la Kahina berbère. »

Bruno Domercq