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Interview : Racha Belmehdi

C’est un thème inédit de la littérature féministe qu’aborde la journaliste Racha Belmehdi dans son premier essai, Rivalité, nom féminin. À travers des exemples politiques et issus de la pop culture, l’autrice décortique notre misogynie intériorisée et dresse un terrible état des lieux de la « sororité » occidentale. Rencontre.

Vous êtes-vous déjà sentie mal en vous comparant à l’une de vos amies ou de vos collègues ? En pensant qu’elle a mieux réussi, que vous n’êtes pas à la hauteur ou, au contraire, qu’elle ne mérite pas ce qui lui arrive de positif dans la vie, que vous êtes plus méritante, que la situation est trop injuste ? Si oui, félicitations, vous avez expérimenté la rivalité féminine. Celle qui nous pousse à nous saboter entre femmes, quand la plupart des hommes se tirent, entre eux, vers le haut. Si non, vous appartenez à une espèce rare. Début 2022, la journaliste et autrice Racha Belmehdi sort Rivalité, nom féminin*, un essai remarqué sur le sujet. Pour Les Cent Plumes, elle revient sur les réflexions qui l’ont amenée à écrire ce livre.

Tu voulais écrire sur ce thème depuis longtemps ?
Le sujet m'a toujours passionnée. Pourtant, après quelques histoires personnelles impliquant ce type de rivalité et en cherchant des ouvrages qui pouvaient faire avancer ma réflexion, je me suis rendu compte qu'il n'y en avait pas beaucoup… Ou alors sur des thèmes très précis, parfois traités de façon aride. Alors, l’idée m'est venue de l'écrire moi-même.

Les femmes souffriraient plus de la rivalité que les hommes ?
Je pense que les problèmes de rivalité touchent aussi bien les hommes que les femmes. Toutefois, là où la rivalité masculine ne change rien à leur quotidien, celle entretenue par les femmes est plus problématique : lorsqu'elles se sabordent au travail, par exemple, elles ajoutent une couche à la discrimination de genre qu'elles subissent – déjà très lourde. J'ai rarement entendu des hommes évoquer des histoires de rivalité alors que quasiment chaque femme en a au moins une à raconter.

Comment tu expliques ça ?
Les femmes se construisent dans l'insécurité, elles sont conditionnées à se penser toujours « trop ceci », « pas assez cela »… De plus, elles sont constamment comparées les unes aux autres, mises en compétition et poussées à se nuire mutuellement. Il est assez difficile de s'en extirper, lorsqu'on considère la puissance des forces qui les y poussent : le patriarcat, la culture...

Le concept de sororité, tu y crois ?
Pas vraiment, même si j'aimerais beaucoup. Au quotidien, j'essaie toujours de favoriser les femmes autant que possible, de les soutenir et d'amplifier, à la hauteur de mes moyens, leurs voix. Cela semble anodin mais ça ne l'est pas : vivre en accord avec ses propres convictions est souvent difficile et peut même vous mettre en danger. Force est cependant de constater que beaucoup ne sont pas prêtes à faire ce type de sacrifices.

Tu évoques la figure de la « pick me ». Tu nous expliques ce que c’est ?
La « pick me » (« choisis-moi ») est une femme toujours prête à rabaisser ses consœurs pour attirer l'attention sur sa propre conformité. Je pense par exemple à ces femmes qui injurient (parmi un grand nombre d'hommes) celles qui refusent de s'épiler. Or les pointer du doigt revient à montrer qu'on est une bonne élève et qu'on a bien retenu les leçons du patriarcat.

Tu dénonces le danger d’un féminisme parfois brandi comme un slogan vidé de toute substance politique et militante…
Absolument. Vider le féminisme de sa substance, c'est le tuer. C’est l'un des meilleurs tours joués par le patriarcat. Réduire ce mouvement de lutte historique, riche et multiple, au slogan d’un tee-shirt fabriqué par des ouvrières exploitées dans des pays en voie de développement, c'est une hérésie absolue. Je me méfie également de celles pour qui le féminisme est juste un moyen de réclamer plus de droits et de privilèges pour elles seules : c'est nous toutes ou rien ! Il est également important de signaler qu'il ne suffit pas de pointer les comportements masculins problématiques pour être féministe. Cela implique également de se remettre en question et de se défaire d'un bon nombre de conditionnements. C'est le travail d'une vie – et j'insiste sur le mot « travail ».

La nouvelle génération de jeunes femmes en devenir te semble plus solidaire ?
Oui, assez. Elles grandissent dans une société où il n'est plus totalement infamant de s'affirmer féministe : ce qui était encore le cas il y a à peine dix ans. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans leur politisation et leur apprentissage, et c'est très bien ! Le savoir est partout : pas uniquement à l'université.

Que conseilles-tu pour déconstruire cette propension à se tirer dans les pattes ?
ÉCOUTEZ LES SPICE GIRLS, BORDEL !

Propos recueillis par Maud Le Rest

Pourquoi cette couverture ? L’autrice l’explique elle-même :

« J’aime beaucoup la photo de 1957 qui orne la couverture de ce livre. Jayne Mansfield et Sophia Loren y sont, comme à leur habitude, renversantes. Au-delà de l’esthétique en noir et blanc et de la beauté de ses protagonistes, je trouve l’image d’autant plus intéressante qu’il s’agit de l’une des premières qui apparaissent lorsqu’on tape “rivalité féminine” sur Google. On est effectivement tenté d’interpréter le regard oblique de Sophia Loren comme la marque du mépris, voire de la jalousie d’une femme du monde face à une autre aux attributs légèrement débordants. Il n’en est pourtant rien. L’actrice italienne a ainsi expliqué en 2015 au magazine Entertainment Weekly son légendaire coup d’œil de côté par la crainte de voir les seins de la comédienne américaine jaillir de sa robe. Si elle ne dit pas grand-chose de ses sentiments envers Jayne Mansfield, Sophia Loren précise également ne jamais signer d’autographe sur cette photo, par respect pour sa mémoire. »

Rivalité, nom féminin, Racha Belmehdi, 240 pages, 19 €.
Ouvrage paru en mars 2022 aux Éditions Favre.