← Retour Publié le

Hors le monde

Sur les quais du métro, il découvre en grand les critiques dithyrambiques des affiches qui annoncent la sortie du prochain blockbuster. Au cinéma, où il ne foutra pas les pieds. De toute façon, il n’est pas gourmand de pop-corn. Un peu… il soupire.
Il s’arrête plus loin pour contempler la vitrine d’une grande librairie où mille voyages de papier vous invitent. Il aime les livres mais se contentera d’en garder, en vagues souvenirs, leurs simples couvertures. Il y voit son reflet. Se recoiffe comme si c’était nécessaire. C’est la cohue littéraire. Il sifflote.
Il plisse les yeux à la vue des terrasses des bars parisiens bondées en ce septembre clément et son brouhaha de rentrée. Des verres s’entrechoquent à coups de rires aux éclats saluant les souvenirs des vacances mortes. On compare son bronzage par-ci. On évoque ses voyages par-là. Un résident du quartier le reconnaît et l’invite à se joindre à eux. Il décline. Il n’a aucune vacances à raconter. Il bredouille une excuse pour se défausser. Il ne veut pas se lester d’une charge mentale inutile. Il a de toute façon le cuir tanné. Il souffle.

Les
odeurs des cuisines des restaurants parfument les alentours

Il a le ventre qui grouille, aussi. Les odeurs des cuisines des restaurants parfument les alentours. Il devine tel ou tel plat en préparation. Il fut cuisinier jadis. Il jette un œil aux panneaux extérieurs affichant le menu du jour. Il ne s’est pas trompé. Au regard des prix annoncés, de nouveau il siffle.
Il veut profiter un peu de la clémence du temps en cet été baissant et se poser en ce joli parc au gazon qui a repris des forces après une sécheresse passagère. Il opte pour le parc Villemin, où flottent les odeurs d’algues du canal Saint-Martin flottent. Ça pique-nique en famille en ce samedi. Le cul dans les fines herbes, il observe les ballons des enfants qui jouent joyeusement tandis que les parents s’affairent, sur couverture bienvenue, à étaler les victuailles préparées à la maison ou, désolation, les merdes à emporter qui sont vendues dans la grosse distribution et dont les déchets viendront s’amonceler autour de poubelles à moitié vides. L’incivisme est aussi de rentrée. Il soupire.

Il faut consommer pour chier, il commande un demi citron


Il lui faut pisser et chier. La sanisette du parc invite. Ou pas. Elle est bloquée pour d’obscures raisons. Il peut pisser derrière un arbre ou entre deux voitures. Mais chier ? Il se rend Chez Prune, un bar non loin du parc. Il faut y consommer pour chier. Comme il est à la bière depuis un bon moment, il commande un demi citron, un « twist » comme ils disent avec l’accent du barman snobinard qui connaît son métier. Il va chier. Et enquille son godet, délesté. En payant, trop cher pour ce que c’est, il laisse un léger pourboire par réflexe. Quittant les lieux, il s’entend mugir in capite (dans la tête).
Il est bientôt temps que ce jour finisse. Tandis que le parc Villemin ferme, le canal Saint-Martin s’emplit de fêtards. Il se pose sur un banc étrangement vide pour se rouler un clope. Des jeunes l’abordent pour lui taxer du tabac. Il tend sa blague. On lui demande des filtres qu’il n’a pas. Il fume à l’ancienne. Les gamins se permettent de râler. Petits cons. Ils ont de quoi picoler mais pas de quoi fumer. Il remballe sa blague et quitte les lieux pour un ailleurs. Pour un il-ne-sait-où. Il rumine.
Il se rend, non par hasard, à la rue Marie-et-Louise. Le mardi soir, le Bistro des oies est fermé. Il profite donc de son petit muret pour s’y poser. En ce début de soirée, il peut entendre, malgré le bruit des terrasses du bar Le Bichat, des vieilles retraitées se disputer le contenu des poubelles de la supérette du coin sous l’œil goguenard et défoncé des clochards du quartier. Il les connaît. Les évite le soir. Les clochards. La misère. La rue. En lui il fulmine.

Les films qu’il ne verra jamais, les vacances qu’il n’a pas vécues


Il a de quoi. Un flacon de mauvais whisky, de la bière légère, sa blague de tabac et un peu d’herbe locale filée par un ami qu’il ne voit que trop rarement. Il attend son heure. La nuit pleine. Quand les terrasses se rangeront, il pourra enfin vivre pleinement son moment. Il s’y prépare déjà en sortant ses carnets et ses crayons. Ne restera alors, au loin, que les bruits des talons des gens qui rentrent tard. Chez eux. A l’abri. Pour lui, ce sera le moment d’écrire en fumant et en buvant en toute quiétude, réfléchissant aux films qu’il ne verra jamais, aux livres qu’il n’a pas lus, aux vacances qu’il n’a pas vécues, à toutes les terrasses qu’il n’a pas fréquentées, aux pique-niques manqués, à ses enfants et à leur ballon qui lui manquent, aux fêtes éphémères au bord du canal… et à son bronzage de cuir tanné, involontaire. Il oublie qu’il a faim. Il sourit.
A la lueur jaunâtre des réverbères, donc, il griffonne sa journée. Comme pour remplir les manques. Les loupés. Se repaître du rien. Taquiner le vide. Seule la nuit lui appartient. Plus tard dans la nuit, à l’abri du monde, il fera grésiller sa petite radio histoire de vérifier que le monde continue à tourner sans lui. Même si les nouvelles sont mauvaises, d’en faire partie il sera en joie.
De ses carnets, il se dit qu’il en résultera peut-être quelque chose un jour. Il griffe sa dernière ligne d’encre sur le papier… et il s’endort. Hors le monde.

Ervé @Croisepattes

Qui je suis
Sur Twitter j’écris sous le pseudonyme @Croisepattes. Je me suis renommé Ervé et je suis écrivain. Même si je vis toujours à la rue, je continue d’écrire en transmettant mon expérience d’une personne qui a vécu et qui vit encore au ras du sol. Originaire des Hauts-de-France, je suis aujourd’hui un Francilien nomade. J’ai 50 ans.