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Flambée de violence pour la liberté en Iran

Dans le numéro précédent, nous évoquions l’odeur du jasmin qui planait dans l’air. Nous étions loin de nous douter du soulèvement du peuple iranien après le féminicide de la jeune Masha Amini. J’ai interviewé deux Iraniennes : Shaghayegh Norouzi, co-fondatricee du #MeToo iranien, et Maral Bolouri, artiste qui vit en France sous le statut de réfugiée politique. Rencontres.

L’histoire de Masha Amini, 22 ans, battue et tuée parce qu’une mèche de cheveux s’est échappée de son hidjab, fait le tour du monde depuis plus d’un mois. Le sort de la jeune iranienne n’est pas seulement un fait divers – il représente aussi la menace qui pèse sur toutes les femmes d’un pays à la merci du fondamentalisme islamique parmi les plus rigoureux.

Cependant, quelque chose est en train de changer en Iran. Depuis que la disparition tragique de Masha a été annoncée, depuis que les informations sur son arrestation et les raisons absurdes qui l’ont rendue possible sont devenues publiques, les femmes iraniennes sont descendues dans la rue en masse, pour dire stop au joug imposé par la police morale qui sème la terreur au pays des ayatollahs. Elles y ont été rejointes par les Iraniens, qui luttent à leurs côtés.
« Je n’ai jamais vu autant de gens descendre dans la rue pour manifester », s’enthousiasme l’actrice et réalisatrice iranienne Shaghayegh Norouzi, co-fondatrice du mouvement #MeToo dans le pays islamique, depuis toujours debout pour les droits de femmes et contre le « patriarcat d’État ».

« Presque toutes les villes sont concernées. A ce jour, des centaines de personnes ont été tuées par la police. Il est probable que le nombre de victimes augmente encore mais les citoyen.ne.s résistent et cherchent de nouvelles tactiques pour faire barrage aux accusations de la police. Elles et ils n’ont pas peur. Lorsque une de mes amies est descendue dans la rue après avoir posté un message sur Internet qui critiquait le gouvernement et les religieux, je lui ai demandé pourquoi elle ne mettait pas de filtres sur sa voix, pourquoi elle ne se protégeait pas. Elle m’a répondu qu’elle mettrait aussi son nom, qu’elle ne craignait plus rien, qu’il était temps de relever la tête ! »


Repérer les « rebelles vestimentaires », la mission de la police des mœurs iranienne
La police morale iranienne, celle-là même qui a arrêté et causé la mort de Masha Amini, se dote désormais de technologies sophistiquées pour identifier les manifestant.e.s et pouvoir identifier les femmes qui défient les règles vestimentaires islamiques.

« L’Iran est un pays où des budgets énormes sont dépensés pour financer une police qui peut vous arrêter si vous montrez une mèche de cheveux ou si votre jupe ne couvre pas toute la cheville. Ils ont développé des systèmes de reconnaissance faciale pour voir si une même personne enfreint plusieurs fois les règles. Pour ce type d’initiative, il ne semble pas y avoir de limites économiques… Par contre, dès qu’il s’agit de protéger les femmes, l’État n’investit pas un sou : il n’y a presque rien pour financer des programmes contre les violences qu’elles subissent. Il n’y a presque rien pour prévenir les agressions sexuelles – qui sont extrêmement fréquentes dans le pays. »

Quand l’inversion de la culpabilité sert la culture du viol dans un silence religieux

« “S’ils te violent, si tu te fais harceler, c’est forcement parce que tu as fait quelque chose de mal : donc, c’est de ta faute.” Il faut comprendre que le raisonnement des ultra-religieux est celui-ci : si vous vous habillez comme le définissent les lois islamiques, si vous vous comportez en observant chaque détail du code religieux, il n’y a aucune raison pour que vous soyez agressée. Évidemment, la réalité est très loin de ce raisonnement simpliste. Pour cette raison, nous avons décidé avec d’autres filles il y a quelques années de lancer le mouvement #MeToo ici aussi : nous voulions combattre cette gigantesque hypocrisie institutionnalisée », explique Shaghayegh.

A ceux qui lui demandent si elle n’a pas peur, si la police morale ne la considère pas comme une cible, l’actrice répond franchement : « Toutes les femmes en Iran peuvent être des cibles de la police morale. Vous quittez la maison et vous pouvez être arrêtée sans même savoir pourquoi. De nouveaux détails sont toujours ajoutés à la liste interminable des règles. Vous sortez et vous ne savez pas si vous rentrerez chez vous, vous ne savez pas si vous serez emprisonné.e ou peut-être tué.e… comme c’est arrivé à Masha. Actuellement, il y a une dizaine de femmes en prison en Iran qui encourent dix ans de prison pour ne pas avoir bien porté le hidjab. Dix ans!… Elles ont la vingtaine et vont passer leur jeunesse dans une cellule. Leur vie sera gâchée. »

Les réseaux sociaux ont permis cette révolution, l’opinion publique et la solidarité internationale ont fait le reste

Depuis le debut des manifestations, Internet n’est pas facilement accessible – et les réseaux sociaux sont plus que jamais sous le contrôle des autorités.
« Si cette révolution a été possible, c’est grâce aussi à l’énorme solidarité provenant du monde entier grâce aux réseaux sociaux. Depuis trois ans, date de l’explosion du mouvement #MeToo, les autres mouvances féministes du monde entier ont acquis une nouvelle force. La réaction des femmes iraniennes a été alimentée par une opinion publique internationale qui a exprimé une grande indignation face au cas de Masha Amini. »
Si la condamnation pour le meurtre de la jeune Iranienne et pour les dérives de la police morale fait l’unanimité sur notre planète, les considérations sur le voile islamique comme « liberté de choix » demeurent en Occident, notamment dans les mouvements féministes intersectionnels. Qu’en pensez-vous depuis l’Iran ? « Ici les femmes défient la mort pour se libérer de ce symbole d’oppression, mais je respecte l’idée de liberté de choix », acquiesce Shaghayegh. « Cependant, nous devons approfondir un peu la discussion et nous demander ce qui se cache derrière cette “liberté de choix”. Les femmes qui choisissent de porter le voile peuvent-elles aimer qui elles veulent ? Peuvent-elles aller où elles veulent ? Peuvent-elles exercer le métier qu’elles veulent et qui les rend financièrement indépendantes ? Je pense que tout cela doit être considéré avant d’employer le mot liberté ».

Depuis quelques années, Shaghayegh Norouzi vit entre l’Iran et Barcelone. « J’ai plusieurs projets dans le monde du cinéma, mais je suis aujourd’hui avant tout engagée pour défendre les droits des femmes dans mon pays », explique-t-elle. « Et puis, être actrice en Iran, ça veut dire que devant la caméra tu ne peux pas montrer ta bouche, tu ne peux pas t’allonger, tu ne peux pas bouger tes jambes d’une certaine manière, tu ne peux rien faire qui évoque même de très loin la séduction ou la sphère sexuelle. Derrière la caméra, cependant, les hommes qui travaillent avec vous n’hésitent pas à vous harceler. Être une actrice en Iran signifie cela. Par conséquent, je préfère partir. »

Le système institutionnel, à tous les niveaux, est gangrené par la corruption »

Maral Bolouri est une artiste peintre et performeuse réfugiée en France à l’Atelier des artistes en Exil, une structure qui accueille des artistes persécutés pour leurs œuvres par des régimes totalitaires à travers le monde. Ses créations font partie des collections permanentes de la Banque mondiale, mais ces reconnaissances ne l’ont pas épargnée des critiques et de la censure en Iran, son pays d’origine.
Dans sa série de portraits intitulée Destiny (Sarnevesht en farsi qui, en persan, signifie littéralement « écrit sur le front »), Maral aborde des questions telles que la liberté d’expression, la liberté de genre, les droits de l’homme. Il va sans dire que ses projets artistiques ne suscitent pas l’enthousiasme d’une grande partie de l’élite culturelle iranienne, qui la considère comme une “subversive”. « Mon travail était régulièrement remis en question car je me permettais de mettre en lumière certains aspects négatifs de la société iranienne », raconte-t-elle. « Le système institutionnel, à tous les niveaux, est gangrené par la corruption. Le patriarcat et ses lois strictes affectent énormément la vie quotidienne – surtout le développement de la culture et de l’art. »

Maral dénonce l’hégémonie d’une élite entièrement masculine qui existe dans le monde culturel iranien, et qui se s’octroie le droit de décider qui a la légitimité et qui ne l’a pas.

« Même la soi-disant “aile modérée” des intellectuels est hostile aux femmes et à leurs droits. Les femmes, queer et les minorités en général, sont seules en Iran. » Une situation qui ne date certainement pas d’aujourd’hui.

Organiser la manipulation de masse en cultivant l’ignorance

« Après la révolution khomeiniste [1979] », se souvient Maral Bolouri, « l’Iran se trouve plongé dans une période désastreuse. Depuis, le gouvernement exerce une pression incroyable sur la population. Le contrôle des personnes commence dès l’école primaire. Je me souviens par exemple que je ne pouvais pas porter de chaussettes de couleur quand j’allais en classe. Et que lorsque nous étions invités à un événement familial, un anniversaire par exemple, ma mère mettait les vêtements de fête dans son sac et se changeait en arrivant. Dans la rue, les femmes doivent sortir couvertes et en tenue pudique, pour ne pas attirer l’attention des gardiens de la morale islamique.» Les conséquences sociales et psychologiques de ce contrôle, en particulier pour les femmes, ont été et restent dévastatrices.

« Il y a une réelle volonté de la part du gouvernement de maintenir la population dans l’ignorance généralisée de certains événements historiques, aussi bien du passé – je pense à la Shoah – que des événements plus récents, comme le soutien à Bachar al-Assad dans la guerre en Syrie », poursuit l’artiste. « On ne peut pas vraiment parler de beaucoup de sujets. La population a ainsi une version déformée et partielle de ce qui se passe dans le monde. »
« Quand je voyais les manifestations contre Salman Rushdie, par exemple, je me rendais compte que les gens descendus dans la rue étaient totalement exploités par la propagande. L’histoire était absurde, ce n’est qu’un roman : une œuvre de création. Je suis convaincue que la plupart de ceux qui manifestaient pour demander la condamnation à mort de l’écrivain n’avaient en réalité jamais lu son livre, et ne savait même pas de quoi ils parlaient », commente-t-elle.
« Quand la police morale vous arrête, parfois vous ne connaissez pas la raison », s’indigne Maral. « Vous pouvez simplement faire du shopping et ne plus jamais rentrer chez vous. Cela génère un véritable traumatisme collectif chez les gens : un stress continu. Les gens n’osent plus s’exprimer et l’autocensure est de mise. » Les choses vont-elles changer ?

« Je ne peux pas le dire avec certitude, mais l’ampleur des protestations donne de l’espoir. Les Iraniennes, aujourd’hui, ne sont pas seules. »
Eva Morletto
correspondante italienne en France
Photo de Tiphaine Blot