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Les monstres de vos placards

Il est douloureux pour une personne handicapée de se sentir écartée de la vie en société alors qu’elle n’y est pour rien. Ceci est mon plaidoyer pour une réelle inclusion. Pour une société enfin prête à reconnaître et à accueillir en sa cité les différents profils des gens et à s’en accommoder. Nous, personnes handicapées, nous nous accommodons bien à la vie…

Chaque année avec le Téléthon, vous découvrez l’existence des handicapé.e.s. C’est quand même bien triste pour ces pauvres enfants… Vous versez une larme, vous filez éventuellement 10€ (défiscalisés, c’est intéressant !) et vous nous oubliez le reste de l’année. Si vous êtes perspicace, peut-être vous étonnez-vous de ne voir des personnes handicapées qu’une seule fois par an à la télé et pas dans nos rues, ni à l’école ou au travail… Dommage, votre réflexion ne va pas plus loin.
Et pourtant, si vous vous demandez pourquoi on ne voit pas plus d’handicapé.e.s au quotidien, la réponse est plutôt simple : c’est parce qu’une majorité d’entre nous est parquée dans des centres spécialisés dès le plus jeune âge. Non seulement ces derniers n’ont pas d’obligations vis-à-vis des programmes scolaires mais, en plus, les maltraitances y sont nombreuses et documentées. J’ai le souvenir de ces camarades myopathes me racontant qu’ils devaient se coucher avant 19 heures, qu’on les douchait seulement tous les quinze jours, et que de nombreux cours n'étaient pas assurés… Le résultat ? Des jeunes qui n’arrivent pas au bout de leur scolarité, qui ne trouvent pas de travail, qui ne se mêlent jamais à la collectivité. En réalité, nous sommes des fantômes dans la société : nous sommes les monstres de vos placards.
Et je vous le demande, si vous, valides, et nous, handicapé.e.s, ne nous fréquentons pas dans un cadre scolaire, à quelle occasion pourrions-nous nous côtoyer ? Rappelez-vous, où avez-vous rencontré vos meilleur.e.s ami.e.s ? A l’école, au lycée, à l’université, non ? Combien parmi elles et eux sont handicapé.e.s ?
Alors vous vous dites que la situation est forcément différente aujourd’hui. En effet, depuis 2005, l’accès à une « scolarité ordinaire » est inscrite dans la loi. Cependant, l’institution rechigne encore à scolariser les enfants handicapé.e.s en milieu dit « ordinaire », avec les autres enfants. Les établissements spécialisés sont nombreux et le rectorat a encore tendance à y diriger les élèves handicapé.e.s. Professeure depuis plus de treize ans, je n’ai rencontré qu’une élève en fauteuil roulant dans les établissements où j’ai travaillé. Souvent je me suis demandé : « Où sont les autres ? » La réponse, je l’ai eue rapidement : ces élèves sont envoyé.e.s dans un collège-lycée du département, établissement fonctionnant en étroite collaboration avec un institut médico-éducatif (IME) juste en face. J’y ai enseigné un an. Les bâtiments sont vétustes, les couloirs étroits et les ascenseurs souvent en panne. Le midi, les élèves handicapé.e.s mangent à l’IME mais pas avec leurs camarades pour des raisons « pratiques ». Les emplois du temps sont rarement complets. Cela est souvent décidé de manière arbitraire avec pour motif officiel d’éviter de fatiguer ces élèves. Moi j’appelle ça un ghetto, pas une école.

Nous, personnes handicapées, sommes déterminées à trouver notre place dans la société et à la défendre

Cela devrait scandaliser, mais beaucoup s’en accommodent. Imaginez qu’un jour l’un.e de ces enfants handicapé.e.s intègre votre classe, si vous êtes enseignant, ou la classe de votre enfant, si vous êtes parent. Que se passerait-il à ce moment-là dans votre tête ? Vous pourriez juger cela tout à fait naturel, mais peut-être auriez-vous peur ou peut-être seriez-vous hostile à cette intégration : et si l’enfant avait trop besoin d’aide, et si ses camarades en pâtissaient ?
Certains prétendent que l’intégration d’un.e élève handicapé.e au sein d’une classe ordinaire est actuellement impossible. « Comment pouvons-nous adapter nos enseignements à ces élèves alors que nos classes sont surchargées ? », arguent-ils, et de nous ressortir le cliché éculé de l’enfant handicapé.e en crise, impossible à canaliser. D’après eux, l’intégration en milieu ordinaire serait une souffrance pour ces enfants. Ils ne prennent pas le temps de lire les témoignages de maltraitance en milieu ségrégué, ils ne veulent pas voir les nombreux exemples d’intégration réussie. Ils ne comprennent pas que cela rendra tous les enfants meilleurs, valides comme handicapé.e.s, et que la société a tout à y gagner.
Ces gens prennent le problème à l’envers. Au lieu de réclamer plus de moyens, de faire baisser les effectifs dans les classes, de proposer un accompagnement des élèves handicapé.e.s qui en ont besoin, ils répondent purement et simplement par la ségrégation, l’exclusion d’enfants de toute vie scolaire, et donc sociale. Ils n’ont pas d’autre solution que de cacher le problème pour ne pas avoir à s’en préoccuper. 
Aujourd’hui, j’ai envie de leur dire – de vous dire à toutes et à tous – que nous ne voulons plus être les monstres de vos placards. Que nous avons notre place dans cette société et que nous sommes déterminé.e.s à l’obtenir et à la garder.
Sushina Lagouje