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Viendra le temps du feu

Le dernier-né des ouvrages de Wendy Delorme est un roman choral, véritable dystopie qui allie le féminisme et l’écologie. Viendra le temps du feu raconte un sombre monde vivant dans le souvenir de celui d’avant. Il y est question de jeunesse décimée, de procréation à la chaîne et de presse sous contrôle… mais aussi de jeunes esprits libres et rebellés contre l’Etat liberticide.

Trois décennies plus tôt, le monde dans lequel évoluent les personnages de ce roman a été l’objet de profondes modifications liées au changement climatique. Il y a eu des morts, beaucoup. «Le Grand Deuil national, la perte de nos jeunes, reste commémoré chaque premier du mois pour ne pas qu'on oublie la raison pour laquelle le Pacte fut voté. Cinq minutes de silence dans tout le territoire, les yeux levés au ciel. Le temps de se rappeler qu'on est de celles et ceux qui vivent sur des terres que l'on peut cultiver, près d'une eau qu'on peut boire. Que dans notre système chacun reçoit son dû, qu'on ne manque de rien pourvu qu'on contribue. »
Le Pacte National a donc été adopté. Avec un objectif clair : repeupler le territoire. Désormais, les habitants doivent s'organiser par paire, et engendrer le plus possible c'est le «Grand Repeuplement ». On nomme les jeunes parents des «contributeurs ». La maternité est valorisée et devient signe d’appartenance à la société, un marqueur d’inclusion «Les mères (…) se doivent d’exhiber dès leur première contribution les bras ronds, ventre plein et hanches évasées de celles qui ont mis bas.»

Devenue propagande, la presse est désormais sous le contrôle de l’État


Louise et Raphaël sont nés «à l'intérieur », dans cette société liberticide. Malgré le poids de la société et les injonctions, malgré leurs impétueux 25 ans, malgré les examens gynécologiques à répétition : ils n'ont toujours pas procréé. Ces deux jeunes gens s'aiment d'un amour inconditionnel mais ils ne veulent ni l'un ni l'autre avoir d'enfant. En tout cas, pas dans cette société-là. Alors ils trichent, ils mentent à la société, à tout le monde.
Eve, Rosa et Grâce, elles, sont des sœurs de cœur qui se sont rencontrées après avoir fui la société alors que, depuis le Pacte, les frontières sont fermées. Refusant cette vie programmée, cette dictature de la pensée, elles se sont rebellées contre les violences faites aux jeunes qui manifestaient pour le climat. Elles ont refusé le patriarcat, le colonialisme, etc. Ensemble, elles ont fui. Ensemble, elles ont vécu dans la forêt, en ont tiré des connaissances, du savoir-faire, ont découvent ce que la nature avait à leur offrir… jusqu'à ce que le gouvernement en décide autrement. Elles ont été traquées sans fin. Alors, elles ont fui de nouveau.
Dans la société que nous décrit Wendy Delorme, les libertés individuelles sont bafouées. La presse est sous le contrôle de l'État qui l’utilise pour sa propagande. Les livres du monde «d'avant » sont prohibés : «Ce sont eux qui ont dit que les livres rendent triste, les livres nous rappellent comment c’était avant, les livres tuent nos jeunes. Il faut les interdire et en faire de nouveaux des plus divertissants, des qui n’étreignent pas le cœur d’une trop grande, d’une immensité nostalgie d’un monde qui n’est plus, que je ne connaîtra pas, que je n’ai pas connu. »

Ce roman évoque trois livres : La Servante écarlate, Fahrenheit 451 et 1984


Découvrant de vieux ouvrages d’un monde perdu, Louise constate : «Je comprends maintenant pourquoi beaucoup de livres, quand ma mère était jeune, ont été retirés du commerce officiel et des lieux dédiés, comme des bibliothèques de particuliers. (…) Pourquoi les voies de presse, d’édition, les écrans, le réseau, sont tous supervisés par la Régie centrale des Discours et Données. Si tout le monde savait comment c’était avant, notre réalité serait insupportable. »
Sous bien des aspects, ce roman évoque La Servante écarlate, de Margaret Atwood, pour le rapport à la maternité et la perte des droits des femmes, Fahrenheit 451 (Ray Bradbury) pour la manipulation et le contrôle des esprits ou encore 1984, œuvre de George Orwell, pour un système sociétal liberticide. Une vision sombre de notre futur me direz-vous ? Eh bien, oui et non.
Bien sûr, le propos est sombre mais Wendy Delorme nous offre ici une réflexion sur le pouvoir des mots, ceux qui pansent et ceux qui permettent de supporter l’inacceptable. En même temps, avec ce roman, l’écrivaine donne la parole à des minorités : celles et ceux qui ne renoncent pas à leurs convictions. Enfin, que d’espoir et de lumière dans ces mots de Raphaël : «Mère, il y a un ailleurs, un autre monde possible, je le crois, je le sais. Personne ne devrait selon la loi des autres vivre une vie emmurée.» En effet.
Corinne Gili
@quatriemedecouverture

Viendra le temps du feu
Editions Cambourakis, collection «Sorcières»
Sortie : juillet 2021
200 pages
12 €