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Mauvaises Filles

Le film d’Emérance Dubas raconte une histoire de la maltraitance en France, subie par des générations de femmes en devenir par d’autres femmes sous emprise d’un dogme religieux. Cela s’est passé à Angers et ailleurs, chez les religieuses du monastère général Notre-Dame-de-Charité du Bon Pasteur. En salles dès le 23 novembre, Mauvaises Filles révèle la violence subie par des milliers d’adolescentes jusqu’au début des années 1980.

« Aujourd’hui, je me guéris. Tout doucement. Je suis contente que vous soyez passée parce qu’il restera des traces de cette vie de chien. » La dernière phrase du film Mauvaises Filles, prononcée en voix off par l’une des victimes du Bon Pasteur, glace le sang. Elle est adressée à Emerance Dubas, autrice-réalisatrice de 53 ans d’origine angevine.
Après avoir réalisé des documentaires en relation avec les arts*, c’est sa rencontre avec l’historienne Véronique Blanchard** qui va faire naître chez elle l’envie d’en savoir plus sur ce pan historique de l’histoire des femmes d’après la Seconde Guerre mondiale. Quand la réalisatrice découvre l’histoire de cette institution, elle comprend combien de générations ont été sacrifiées sur l’autel de la bienséance, faisant fi des personnalités de ces jeunes filles. Emérance Dubas commence à travailler sur son projet en 2015 et débute le tournage à l’été 2019. Et quand on lui demande comment Mauvaises Filles a été accueilli, la réalisatrice confie : « Avant #MeToo, c’est un projet qui n’intéressait personne ». Ainsi, il est intéressant de constater que c’est l’émergence du mouvement qui va initier l’intérêt pour ce film dans le milieu du documentaire et aider à sa diffusion.

Emérance Dubas a privilégié la parole des femmes, pas celle des religieuses


Elles sont cinq femmes à témoigner. La sixième, persuadée que c’était le bon moment pour en parler, n’a pas été en mesure de le faire et a annulé sa participation. Parce que le temps, même s’il peut se mesurer, ne se dompte pas. La réalisatrice a fait le choix de donner la parole à édith, Éveline, Fabienne, Marie-Christine et Michèle. A aucun moment, elle n’a souhaité ni envisagé de rencontrer des religieuses protagonistes de cette congrégation. Ni d’autres. émérance voulait restituer leur vie à ces cinq femmes témoins et aujourd’hui âgées et « les mettre dans la lumière afin que leur parole soit entendue ». Enfin. Le pari est gagné : cela se voit et cela l’entend pendant toute la durée du film : une heure dix.
Chacune des protagonistes se raconte tour à tour à l’écran. Pour bien restituer l’ambiance qui régnait dans ces lieux au Bon Pasteur, on est embarqué.e à Bourges dans une visite guidée par deux d’entre elles. Là, on apprend que quand les adolescentes étaient « punies », elles étaient mises à l’isolement. Abandonné aujourd’hui, le lieu délabré a conservé les traces indélébiles de ces mauvais traitements. Sur les murs crayeux de la pièce dédiée, on peut lire plusieurs fois l’inscription « Bouclée le… » assortie d’un prénom et d’une date et, plus loin, la sororité s’afficher avec un « Courage ! » Il y a des barreaux aux fenêtres. Comme en prison. Et si un membre de leur famille venait les voir à cette période, les rencontres se faisaient dans ce qui était appelé le « parloir ». Comme dans une prison qui ne dit pas son nom, car les familles n’en étaient pas informées. C’était une incarcération officieuse, celle-ci religieusement régie selon la volonté de femmes de foi dont les sévices n’étaient supervisés par personne. Pas vues, pas prises.
D’une façon générale, les jeunes filles étaient écartées de ce qu’il se passait en dehors de leur monastère. Par exemple, elles avaient l’interdiction de regarder par les fenêtres. Et pour bien s’assurer que l’intérieur ne soit pas visible de l’extérieur, les dortoirs avaient été peints dans un bleu profond pour créer et se fondre dans obscurité. Ni vues ni reconnues. Quand elles n’étaient pas à l’isolement, leur quotidien était moins dur mais restait extrêmement pénible : pas de lieu à soi pour se poser tranquillement et pouvoir réfléchir, pas de moment de calme, aucun répit dans la somme des tâches à accomplir – sans oublier les messes quotidiennes à ne rater sous aucun prétexte, y compris et surtout le dimanche ! Zéro considération et pas de repos.

A leur sortie du Bon-Pasteur, la découverte d’un monde de désillusions


Malheureusement, le documentaire d’Emérance Dubas montre que le calvaire de ces générations de jeunes filles ne s’arrête pas lorsqu’elles quittent l’institution. Surnommées « les filles du Bon-Pasteur » à l’extérieur des enceintes religieuses, elles étaient l’objet de moqueries, d’insultes et de sous-entendus glauques. Leurs sorties étaient attendues par des hommes de peu de foi (proxénètes, violeurs…), qui poursuivaient l’avilissement initié par les religieuses sur les adolescentes. L’une d’elles raconte d’ailleurs qu’à sa sortie, et pendant un an, elle a été utilisée comme un objet sexuel – évoquant rapidement les tournantes subies. Une autre dit de cette période « On ne s’intéressait pas à nous, on était des objets autrefois : on n’était pas grand-chose, les enfants comme nous… » Alors, comment parler de maison de redressement alors que tout dans ce parcours n’avait qu’une finalité : casser en deux des jeunes femmes pour mieux les exploiter ?
Violée à maintes reprises, une autre des femmes interviewées relate avoir dû avorter de façon clandestine. Mais cela se passe mal et elle commence à se vider de son sang. Elle décide de rester au lit et confie à la caméra : « A ce moment-là, j’ai accepté de mourir, je pensais que je n’avais de valeur pour personne, que je n’étais rien ». C’est un voisin qui va donner l’alerte et la sauver. Croyant que tout ce qu’elle avait vécu était inhérent à son parcours, elle a cru être longtemps LA source du problème. Vers la fin du documentaire, on entend sa voix dans un message téléphonique laissé à la réalisatrice. Elle y évoque les conséquences du manque relationnel avec le monde extérieur, celui des adultes, qui a constitué un handicap dans sa vie. Message dans lequel elle raconte qu’elle s’est posé la question de savoir comment trouver sa place et où puiser l’énergie d’aimer et d’être aimée, de travailler… D’exister.
Evoquant sa maternité, l’une d’elles confie également : « Les enfants en ont pâti parce qu’on ne les a pas aimé.e.s comme on aurait dû les aimer. On les aimait bien, mais on n’avait rien à leur donner “en plus” parce que nous on n’avait rien reçu. Et, ça, c’est terrible pour eux. »

Une histoire de complicité entre l’Eglise et l’Etat qui s’est poursuivie après 1905


Pour la réalisatrice, la situation de ces « mauvaises filles » démontre bien le déni sociétal organisé et maintenu – à tous les niveaux – sur la situation de ces adolescentes qualifiées d’« en perdition » par la société. Le documentaire met en lumière une certaine organisation qui, avec la complicité de l’Eglise et de l’Etat, a permis de faire travailler durant des décennies des générations de filles dont le travail et la main d’œuvre ne coûtaient rien et pouvaient rapporter gros. Pourtant, c’est en 1905 qu’a été promulguée la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat en France. Soit quelques décennies auparavant.
L’abolition de l’autorité paternelle est prononcée, quant à elle, en 1958. Mais ce sont des mères qui, comme celle de Michèle, demandent à faire placer leur fille jugée « trop impertinente ». Ces maisons de correction ont perduré en France jusque dans les années 1980. Il y avait des établissement laïcs pour les « mauvais garçons » et des instituts religieux pour les « mauvaises filles ».
Questionnée sur le comportement des religieuses du Bon Pasteur, la réalisatrice pense qu’« elles ne savaient pas comment s’occuper de ces jeunes filles aux parcours difficiles et qu’elles n’avaient pas été formées pour ça », précisant qu’« elles étaient elles-mêmes sous l’emprise d’un dogme religieux ». Qui, nous le savons, ne traite pas de façon égale les hommes et les femmes. Pour Emérance, ces religieuses reproduisaient les techniques patriarcales de soumission qu’on retrouve dans les situations de violences : avilissement, punition, dénigrement, main-mise psychologique, maltraitances, isolement…
Voici bien la preuve – par cinq, comme le nombre des femmes qui ont témoigné – que les « mauvaises filles » ne sont pas forcément celles qu’on croit. N’allez pas voir ce film : courez-y.
Claudine Cordani

L’Impressionnisme, éloge de la mode (co-écrit avec Anne Andreu, 2012) et Poupées de lumière, portrait de Michel Nedjar (2008). Emérance Dubas est lauréate de la bourse Brouillon d’un rêve (Scam) pour son documentaire Mauvaises Filles.

** Historienne et chercheuse française, Véronique Blanchard est la responsable du centre d’exposition « Enfants en justice - XIX-XXe siècles ». Situé à Savigny-sur-Orge, le lieu existe depuis 2001. Un sujet qui a fait l’objet de sa thèse d’histoire, soutenue en 2016 : « Mauvaises filles » : portraits de la déviance féminine juvénile (1945-1958). Simultanément, le livre Mauvaises Filles, incorrigibles et rebelles sort chez Textuel. L’ouvrage couvre la période 1840-2000 et est co-écrit avec l’historien David Niget.