← Retour Publié le

À LA PAGE La Pensée féministe noire

On serait bien inspiré.e.s de s’imprégner d’humilité pour lire l’essai de la sociologue américaine Patricia Hill Collins. Au nom de l’intersectionnalité chère à l’autrice, La Pensée féministe noire retrace l’émergence du Black feminism en nous plongeant dans l’inconfort d’une remise en perspective de nos bases féministes d’européennes blanches.

Que dire d’un essai abondamment primé pour avoir posé les bases théoriques de l’intersectionnalité, révolutionnant ainsi les sciences sociales et humaines ? Avec quelle légitimité évoquer un livre qui répercute les voix et les points de vue jusqu’alors invisibilisés des Afro-Américaines ? Parce que ce livre de la sociologue américaine Patricia Hill Collins questionne notre rapport à l’autre, La Pensée féministe noire nous plonge dans un inconfort salutaire et décentre notre perspective.

Publié pour la première fois en 1990, l’œuvre s’inscrit dans le mouvement du Black feminism, né de la convergence des idées féministes et des luttes pour les droits civiques. Pour en comprendre l’émergence, il faut remonter à la source boueuse de l’histoire ségrégationniste. Par idéologie ou bien opportunisme, les associations féministes américaines avaient ignoré les préoccupations des femmes noires, rejetées à la frontière de l’altérité voire de la monstruosité.

Dans son essai, Patricia Hill Collins souligne le hiatus entre les revendications d’un féminisme axé sur l’expérience hétéronormée de la bourgeoisie américaine blanche et le quotidien des Afro-Américaines tourné vers des thématiques spécifiques directement liées à leur survie. Privées d’un enseignement supérieur, évincées des postes académiques, les femmes noires ont été empêchées de constituer un appareil théorique critique validé par les élites universitaires. Selon la sociologue, ces formes d’occultation, de décrédibilisation et de subordination ont favorisé l’apparition d’une pensée sociale créative et combattive centrée sur l’action au quotidien. Le travail et l’indépendance financière, la sexualité et la maternité, la lutte contre les stéréotypes ou les inégalités sociales forment un ensemble de problématiques communes organisées en un corpus de savoirs et de savoir-faire partagés.

Pour définir cette pensée et en cerner les objectifs, la sociologue s’appuie sur une méthodologie alternative et convoque les expériences quotidiennes des femmes noires. Convaincue de la nécessité de faire appel à son propre vécu d’intellectuelle située, Patricia Hill Collins choisit de s’inclure dans ses observations, quitte à délaisser la neutralité académique de rigueur. De même, elle élargit le concept d’intellectuelles à celles qui, quel que soit leur degré d’éducation, fondent leur jugement sur le sens commun. Elle reconstruit aussi la notion de militantisme autour de figures sachant organiser leur survie et celle du groupe, indépendamment de tout engagement politique officiel. Dès lors, toutes les contributions qui représentent les intérêts du groupe font du Black feminism une véritable pensée théorique sociale critique.

Puisse cet essai faire émerger les voix de toutes nos sœurs marginalisées, d’où qu’elles viennent

Polyphonique, l’essai fait entendre des voix singulières dont il conserve, dans un souci d’honnêteté, les tournures orales ou répétitives. Les propos des ouvrières ou des mères adolescentes y ont autant de légitimité que ceux des chanteuses de blues ou des poétesses. Ils découvrent un point de vue qui, loin d’être uniforme, se présente à la fois comme collectif et hétérogène.

Si les témoignages font état d’une discrimination de genre, il ne s’agit que l’une des multiples formes d'oppressions enchevêtrées qui participe, avec le racisme, l’hétérocentrisme ou encore le classisme, à un sexisme différencié selon la couleur de peau, la classe sociale, l’orientation sexuelle ou encore la nationalité. Hill Collins théorise l’intersectionnalité des systèmes oppressifs qui se rejoignent tous dans un discours de réification et d’exclusion pour asservir l’autre.

Réfléchissant à l’empowerment des femmes noires, l’autrice fait de l’autodétermination positive un moyen de s’autonomiser et d’attaquer le fondement idéologique des injustices sociales. Ni nounous ni matriarches castratrices, et pas plus assistées sociales que putains, les femmes noires refusent l’essentialisation des archétypes négatifs et transforment l’imaginaire collectif en proposant des modèles féminins novateurs, positifs et variés.

La Pensée féministe noire invite à repenser le rôle que l’on joue – ou déjoue – dans un système hostile, et à imaginer de nouvelles formes d’entraide. Dépolitisée, dévoyée par le merchandising, la sororité se proclame aujourd’hui à grand renfort de slogans ineptes et de dessins éculés, petit doigt noir sur fond mièvre, enserrant fraternellement sa réplique blanche. Charge à nous d’en revivifier le symbole et d’inventer un féminisme élargi, multiracial, soucieux de diversité.

Puisse cet essai faire émerger les voix de toutes nos sœurs marginalisées, d’où qu’elles viennent. Celles des Outre-Mer et celle des banlieues. Celles qui vivent dans des tours et celles qui sont à la rue. Celles qui tractent l’héritage de l’histoire coloniale ou qui cherchent à s’autodéfinir, en dehors des clous normatifs du genre et de la sexualité. Celles enfin qui, courageusement, luttent ici ou ailleurs pour leur survie. Quant à nous, taisons-nous et écoutons.

La Fille Karamazov

La pensée féministe noire: Savoir, conscience et politique de l’empowerment, de Patricia Hill Collins, traduit de l’anglais (États-Unis) par Diane Lamoureux, éditions du Remue-Ménage, novembre 2016, 480 pages, 25€.