← Retour Publié le

À LA PAGE Les Cloîtrés d’Aurillac

C’est l’histoire d’une famille cantalienne qui, après la Seconde Guerre mondiale, vit coupée du monde pendant quarante ans. C’est l’histoire romancée d’une actualité glauque que la France découvre avec effroi en 1983. Ce sont les histoires d’une emprise familiale de père en fils que l’écrivaine Martine Roffinella nous relate avec finesse.

Evidemment, c’est inimaginable. Impensable. Comment une famille a-t-elle pu rester enfermée trente-sept ans durant, coupée du monde extérieur, en dehors de tous codes sociaux ? Comment une famille a-t-elle pu vivre d’inceste au milieu d’un cadavre et d’immondices ? Cette histoire-là, pourtant, est réelle, bien réelle. Enfin, elle l’a été. Découverte en 1983 dans le Cantal, à Aurillac, elle avait laissé les habitant.e.s du village abasourdi.e.s. Plus encore les gendarmes, le jour où ils ont forcé la porte des Alban. Bien sûr, on les savait étranges ,ces gens-là. Les voisins avaient surnommé « la maison des fous » cette bicoque où rien ne semblait normal. On savait aussi ce qui s’y était passé pendant la guerre et que ça les avait tous rendus détraqué.e.s. Le père surtout. L’aîné des frères aussi. Mais de là à se représenter ce quotidien hors norme d’une fratrie hors des clous, non… vraiment impossible.

C’est pourtant cette représentation que Martine Roffinella a formidablement réussi avec Les Cloîtrés d’Aurillac. L’autrice s’est glissée dans la tête de chacun des trois personnages afin d’imaginer une étrange correspondance. Il y a d’abord Blandine, la sœur dont les deux frères sont amoureux et n’attendent que l’amour en retour. Il y a Ferdinand, l’aîné, le bourreau, et il y a Adrien, le sensible, le souffre-douleur.

Le père est assailli par la honte et décide que sa progéniture ne sortira plus. L’enfermement commence

Pendant la guerre, Blandine, belle comme celles qui font tourner les têtes, regarde à peine les garçons de la ville. Non, celui qui lui plaît, c’est Ludwig l’Allemand, l’occupant. L’interdit peut-être aussi. Alors la jeune fille entame une liaison qu’elle ne cherche pas même à cacher aux regards pourtant désapprobateurs. Les deux frères sont quant à eux réformés. Aussi, pour rétablir l’honneur de la famille Alban, le père s’engage.

La guerre passe et le soldat allemand s’en retourne dans son pays. Blandine subit alors le sort atroce de celles qu’on a accusées de traîtrise, d’avoir couché avec l’ennemi: elle est tondue. Et, comme si ce châtiment ne suffisait pas, elle est violée par ceux qui ont décidé de «faire justice» eux-mêmes.

A son retour, le père est assailli par la honte et décide que sa progéniture ne sortira plus. L’enfermement commence, la maltraitance redouble d’intensité. La violence du père était déjà récurrente, la disparition prématurée de la mère n’arrange rien.

Blandine se réfugie dans son monde, où elle rêve de son Allemand. Ne voit-elle pas ce que Ferdinand fait subir à Adrien, ces viols répétés et la torture mentale qu’il lui inflige?

Martine Roffinella décrit à la perfection l’emprise psychologique de Ferdinand, l’aîné, sur ses frère et sœur

Quand c’est au tour du père de disparaître, Ferdinand va imposer sa toute-puissance sur l’une comme sur l’autre. Il veut un enfant de sa sœur, enferme Adrien à la cave des jours durant.

Martine Roffinella décrit à la perfection l’emprise psychologique de Ferdinand sur ses frère et sœur et l’enfer que vivent ses victimes. Il est le seul à sortir afin de chercher du ravitaillement. Adrien et Blandine ne savent plus à quoi ressemble le monde extérieur. Même la radio leur est supprimée. Ils apprennent à ne plus parler, la vie les a quittés. Mais ils savent écrire, alors c’est sur le papier qu’ils expriment leur souffrance en écrivant leur quotidien terrifiant. L’écrivaine, au fil de mots formidablement choisis, décortique la décomposition des rapports humains, elle s’introduit avec minutie dans ce labyrinthe mental menant à l’autodestruction. Il y a une dichotomie entre l’animalité progressive dans laquelle tombe la fratrie et cette correspondance qui les ramène à leur statut de personnes. Plus loin dans le roman, l’autrice imagine encore les confidences du juge, épouvanté par la déchéance de la famille. Avec cet inévitable questionnement : de quoi la folie est-elle faite ?

Valérie Trierweiler

Les Cloîtrés d’Aurillac, de Martine Roffinella. Paru en août 2022 aux éditions Héliopoles, 122 pages, 12,50€.