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À LA PAGE Sorcières, sages-femmes et infirmières

Les chroniqueuse et journaliste américaines Barbara Ehrenreich et Deirdre English sont connues pour leur engagement féministe dans le domaine médical. Dans les années 1970, elles ont enquêté sur les racines historiques de la professionnalisation du secteur. Sorcières, sages-femmes et infirmières a été réédité dans une version enrichie et plus éclairée en 2016. A découvrir.

Publié pour la première fois en 1973, l’essai Sorcières, sages-femmes et infirmières–Une histoire des femmes soignantes, paru au moment de la deuxième vague féministe, se lit comme une réponse face à la colère liée au sort réservé aux femmes dans le système médical. Barbara Ehrenreich et Deirdre English, l’une chroniqueuse et l’autre journaliste, ont planché sur la question de la professionnalisation du secteur.

Les femmes qui y travaillaient se voyaient cantonnées à des tâches subalternes (infirmières, aides-soignantes,…). Les patientes, elles, étaient soumises à des diagnostics relevant parfois du hasard ou de la maltraitance. Autant de raisons d’exprimer une colère on ne peut plus légitime, à laquelle il convient d’ajouter «la condescendance presque universelle des médecins hommes».

C’est dans un contexte très légèrement différent du contexte actuel que cet essai a été édité. Les femmes étaient non seulement «ignorantes de leur propre corps », mais aussi non décisionnaires de leur propre santé. Une femme ayant effectué une biopsie positive subissait une mastectomie «sans avoir été réveillée de l’anesthésie pour discuter de ses choix».

Un engagement féministe au Women’s Health Movement et un travail d’enquête

D’emblée, les autrices définissent le terme de «sorcière», s’inscrivant ainsi dans une lutte contre le patriarcat et le capitalisme : «Nommer “sorcière” celle qui revendique l’accès aux ressources naturelles, celle dont la survie ne dépend pas d’un mari, d’un père ou d’un frère, celle qui ne se reproduit pas, celle qui soigne, celle qui sait ce que les autres ne savent pas ou encore celle qui s’instruit, pense, vit et agit autrement, c’est vouloir activement éliminer les différences, tout signe d’insoumission et tout potentiel de révolte. C’est protéger coûte que coûte les relations patriarcales brutalement établies lors du passage du féodalisme au capitalisme.»

Avec cet essai, Barbara Ehrenreich* et Deirdre English se sont lancées dans un travail de recherche en lien avec leurs activités de membres du Women’s Health Movement**. C’est de cette enquête qu’il est question dans l’essai Sorcières, sages-femmes et infirmières –Une histoire des femmes soignantes. Fondamental, ce texte est essentiel en matière de question féministe. Elles expliquent qu’il y a quarante ans, elles avaient «moins de connaissances sur la chasse aux sorcières ou sur l’histoire de la médecine». La republication de 2016 est donc une version augmentée et enrichie. Dans la préface de cette nouvelle édition, les autrices confessent les quelques approximations figurant dans la première.

La profession médicale a été conçue pour que les femmes en soient exclues – délibérément

En découpant leur essai selon deux axes, sorcellerie et médecine au Moyen Âge, puis statut des femmes dans l’ascension de la profession médicale aux Etats-Unis, les autrices s’interrogent sur la relégation des femmes (pourtant détentrices de savoirs nombreux en matière médicale) à de simples fonctions subalternes et ce, bien entendu, au profit de la domination politique et économique des hommes. Ainsi, la profession médicale a été conçue de façon que les femmes en soient exclues – délibérément. Le système de classes dans sa globalité a permis aux soignants hommes de la classe dominante de l’emporter (via, notamment, des études universitaires auxquelles les femmes n’avaient pas accès). La société a donc contraint, par la même occasion, les femmes à la soumission.
Pourtant, il n’existe aucune justification cohérente au fait que les femmes aient été exclues du médical. Rappelons qu’à l’origine elles étaient, justement, celles qui guérissaient. Elles détenaient un savoir empirique, technique, transmis de génération en génération. Face à elles, les médecins qui sortaient de faculté n’avaient qu’une formation théorique et religieuse, et bien peu de sens pratique. Bien vite jugées immorales, ces femmes furent accusées de sorcellerie. Hélas, on connaît le sort qui leur a été réservé!…

Au XIXe siècle, la tendance s’inversa et, de dangereuse, la population féminine est devenue aux yeux des hommes «trop délicate et sentimentale» pour détenir un esprit scientifique, et donc, a fortiori, pour exercer la médecine. Peu à peu, les femmes se sont retrouvées cantonnées à des tâches médicales souvent subalternes (sages-femmes, infirmières, aides-soignantes,…). Selon Barbara Ehrenreich et Deirdre English, le rôle conféré aux femmes en tant que travailleuses de la santé s’inscrit finalement dans une logique sociétale patriarcale. Le rôle de l’infirmière n’est, précisent-elles, «rien d’autre qu’un prolongement dans le monde du travail de nos rôles d’épouse et de mère».

Les médecins se comportent comme des patrons dans une industrie où les travailleuses sont les femmes, dociles, obéissantes et passives. Impossible, dès lors, de dissocier organisation du travail de la santé et féminisme. Impossible, dès lors, de ne pas entrer en résistance.

Corinne Gili

Instagram : @quatriemedecouverture

* Barbara Ehrenreich est morte cette année aux Etats-Unis, le 1er septembre 2022.

* * Né aux Etats-Unis dans les années 1970, le Mouvement pour la santé des femmes recouvre la formation, l’éducation, la nutrition et le bien-être.

Sorcières, sages-femmes et infirmières –Une histoire des femmes soignantes, de Barbara Ehrenreich et Deirdre English. Première édition en 1973, réédité en 2016. Paru aux Editions Cambourakis, collection Sorcières, 128 pages, 16,50€.