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À L'ÉCRAN  Saint Omer


France. Un pêcheur à pied découvre le corps d’une enfant dont la mer n’a pas voulu. Elise, 15 mois, est morte. En regardant Saint Omer, on n’assiste pas seulement au procès d’une maman infanticide mais à celui, aussi, de nos sociétés malades d’injustice et de souffrance. En planter la graine, c’est s’assurer d’un chaos sociétal. Ce premier long-métrage d’Alice Diop griffe le cœur avec tristesse et intelligence. Guslagie Malanda est impressionnante en mère meurtrière.

C’est au procès de Laurence Coly qu’on assiste à travers Saint Omer. A celui, aussi, d’une société qui cultive son déni, pratiquant le mépris et faisant le distinguo entre ses justiciables. Et c’est avec Rama (la comédienne Kayije Kagame), jeune écrivaine qui se trouve être enceinte au moment du procès qu’elle suit pour des raisons professionnelles, que la documentariste Alice Diop nous embarque dans les méandres de la maternité, de relations mère-fille parfois compliquées. Mais pas seulement.

France, 11 novembre 2015. Le film démarre sur une plage française à marée haute. Il est un peu plus de 21 heures et il fait noir. Incarnée par Guslagie malanda (Mon amie Victoria), Laurence Coly est descendue à la plage avec son bébé de 15 mois dans les bras après avoir quitté l’hôtel. On est au bord de l’eau, la future meurtrière de dos. On apprendra lors du procès qu’elle a bercé sa fillette et qu’elle lui a donné le sein avant de la mettre à l’eau. On la suit un court moment, amenant calmement Elise vers les vagues. La mère a l’air moins agitée que la mer ce soir-là. On ne verra rien d’autre. On ne la regardera pas poser le bébé sur le sable. Faire ce geste fatal. Mais on saura que sa mère a rejeté Elise en lui a ôtant la vie comme les vagues l’ont rejetée vers la plage, ne souhaitant pas l’emporter avec elles. Oui, on aura tout deviné de la noirceur de ce qu’il s’est passé dans ce bout d’obscurité d’un bord de mer non-éclairé ce soir-là. Comme une sensation d’étouffer. Elise est morte noyée. Laurence, elle, est rentrée à l’hôtel.

Pour un.e parent.e qui tue son bébé, l’horreur porte un nom: infanticide

Le procès auquel on assiste pendant les deux heures du film se révèle comme étant celui d’une société inégalitaire qui rend justice selon des codes dont, parfois, elle seule détient la clé. Ainsi, le premier long-métrage de la réalisatrice Alice Diop parle de racisme, de déni, de maltraitance et de maternité. Saint Omer évoque un sujet encore tabou: l’infanticide. En effet, comme penser l’impensable? Comment retirer la vie qu’on a donnée est possible, d’une part? Et, d’autre part, comment accepter que ce genre de tragédie se déroule au XXIe siècle, dans un pays européen, en un pays «moderne»?

Se dire que rien n’a pu être fait pour sauver Elise de ce destin glacé en dit long sur le voile opaque qu’on met sur la maltraitance et les crimes qui se déroulent dans le cadre de violences conjugales. Violences qui condamne des petit.e.s à une mort certaine, que les enfants soient directement visé.e.s ou victimes colatérales.

On déroule le parcours de la jeune étudiante en salle d’audience. Née au Sénégal, Laurence est étudiante en France. Elle vit avec un homme plus âgé qui est marié. Bien sûr, il ne parle d’elle à aucune membre de sa famille, même lorsqu’elle est enceinte. On découvre une vie dans l’ombre pour elle, et un homme qui se partage entre deux maisons. Un «compagnon» bigame qui ne veut pas d’enfant. Après avoir accouché seule chez elle, Laurence ne déclare pas l’enfant. Elle révèle que son compagnon se désintéresse de leur «couple» après l’arrivée de la petite et qu’il la délaisse. Appelé à la barre, le père d’Elise affirme le contraire en disant que, lui aussi, aimait sa fille. Qu’il ne comprend pas ce qui est arrivé et ce qui a pu se passer dans la tête de Laurence. La question se pose: qu’est-ce qui a poussé une maman aimante à tuer sa fillette de 15 mois?

Dans le box des accusé.e.s, la jeune femme prétend qu’on lui a jeté un sort. Elle ignore pourquoi elle a tué son enfant

A la barre, Laurence Coly dit qu’elle aimait sa fille. Elle explique s’être sentie comme retirée du monde après l’arrivée d’Elise. Raconte qu’elle n’avait plus de contacts avec l’extérieur et qu’elle vivait recluse. Comme elle ne va plus à la fac, elle n’est plus inscrite. Pareil du côté de la Sécurité sociale: elle se retrouve sans couverture. Comme si ce n’était pas assez, elle n’a plus de compte en banque et pas de rentrée d’argent. Cet isolement l’a-t-il menée à la folie?

On devine un parcours difficile qui donne des éléments de compréhension pour «intégrer» et tenter de comprendre l’impensable: Laurence Coly a tué son bébé. Cette horreur porte un nom: infanticide, en onze lettres. Tuer est un crime mortel.

Dans le box des accusés, la jeune femme prétend qu’on lui a jeté un sort. Elle ignore pourquoi elle a tué son enfant. Questionnée sur plusieurs points, elle raconte à la cour que les liens avec sa mère étaient distants. Que, d’ailleurs, elle est venue en France pour s’éloigner de ses parents à qui elle reproche de trop lui mettre de pression autour de sa «réussite». Laurence explique que son père lui coupe les vivres lorsqu’elle décide d’abandonner ses études de droit au profit d’un cursus de philosophie.

Quand on la questionne sur ses origines sénégalaises, elle relate comment elle est traitée de «toubab» lorsqu’elle y retourne pour les funérailles de sa grand-mère. Durant le procès, dans les mots que Laurence Coly emploie et ce qu’elle raconte, dans ses silences aussi, on sent qu’elle a du mal à trouver une place en ce monde. Partout, tout le temps. Posé, le ton de la jeune femme assise-levée dans le box, le restera tout au long de l’audience. La mère meurtrière répond aux questions avec calme, et n’en contourne aucune. Laurence Coly, qui reconnait avoir tué sa fille Elise, plaide non-coupable.

Le film Saint Omer retrace une histoire inspirée d’un drame réel, qui s’est déroulé en France il y a dix ans

Cette histoire ressemble à celle de Fabienne Kabou, qui a abandonné son enfant en 2013 sur une plage du nord de la France, à Berck-sur-Mer. Saint Omer, le film d'Alice Diop, questionne les relations mère-fille et la maternité au travers de l'infanticide commis par Laurence Coly, incarnée par Guslagie Malanda. Les deux heures du film se déroulent dans une salle d'audience à huis clos, entrecoupées de souvenirs d'enfance de la jeune écrivaine enceinte qui suit le procès. Elle se rapproche de la propre mère de Laurence Coly, venue assister au procès. On assiste aux plaidoiries des avocat.e.s. Celle de la mère meurtrière demande qu'on enjoigne sa patiente à être soignée plutôt que d’aller en prison. Le film se termine sans que, de l’autre côté de l’écran, nous ayons eu connaissance du verdict. Combien de temps la jeune femme restera-t-elle en prison? Cette question restée en suspens permet peut-être de se questionner sur la valeur d’une sentence qui ne correspond pas à la réalité – faisant fi des dénis sociétaux, ces consensus qui nous gouvernent.

Habituée aux récompenses pour son travail remarqué de documentariste, Alice Diop continue de les récolter depuis son film sorti le 23 novembre en France. Il faut dire qu’elle a semé la graine… alors, ça pousse. Et bien! Elle en empoche deux à Venise, le Lion d’Argent et le prix Luigi de Laurentiis, on lui remet le prix Delluc (ex-æquo), elle remporte le prix Jean Vigo de l’année… Ce n’est pas fini: la réalisatrice est nominée pour représenter la France à l’édition 2023 de l’Oscar du meilleur film étranger. La classe internationale, en somme. Bravo Alice Diop!

Claudine Cordani

Saint Omer est un drame judiciaire d’Alice Diop (2h02, France). Sortie: 23 novembre 2022.

Film co-écrit avec Amrita David et l’écrivaine Marie NDiaye.