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EN SYRIE L’Asphyxie

Rares sont les journalistes qui couvrent l’actualité syrienne. Hussam Hammoud et Céline Martelet rapportent quatre ans de terreur subie par les Raqqaouis quand Daech a fait main basse sur la ville, en 2013. L’Asphyxie – Raqqa, chronique d’une apocalypse est un livre hommage aux victimes de Daech. Un ouvrage qui n’occulte pas le rôle de la coalition internationale dans la destruction de la capitale du califat autoproclamé, déchu en 2017.

L’Asphyxie démarre par cette phrase dans le prologue du journaliste français Nicolas Hénin, spécialiste du Moyen-Orient: «Toi qui entres ici, abandonne toute espérance.» Il rappelle combien «le journaliste est l’historien de l’instant» par son travail. Et comment «son travail de recueil de témoignages rend justice en premier lieu aux victimes de l’oppression, en leur permettant de faire savoir au plus grand nombre ce qu’elles ont subi.» Nicolas Hénin écrit noir sur blanc qu’«un crime qui n’est pas convenablement documenté risque de rester impuni. Les témoignages de toutes les parties présentes sont nécessaires pour établir la vérité, désigner les victimes et les coupables, rendre justice».

Le sous-titre du livre s’intitule Raqqa, chronique d’une apocalypse. Cet ouvrage écrit à quatre mains relate la fin du monde de toute une ville qui, déjà entre les mains d’un califat, se trouve victime d’attaques de la coalition internationale sur la ville. Dans L’Asphyxie, les journalistes Hussam Hammoud et Céline Martelet ont permis à plusieurs personnes de raconter cette partie de l’histoire. Pour elles, pour eux et pour celles et ceux qui ne peuvent plus raconter la leur.

«Soudain, dans la rue où vous avez grandi, joué et vécu toute votre vie, il y a un pendu qui se balance…»

Dans ce livre, vingt-quatre voix de femmes et d’hommes nourrissent le récit de cette période bien sombre de l’histoire raqqaouie. L’ambiance est étouffante tant on sent l’étau se resserrer sur leurs vies et tenter de les briser jusqu’au dernier souffle. «Comme un nouveau-né dont la première respiration est aussi un cri, j’ai éclaté en sanglots quand Raqqa, ma ville, a été libérée du régime Assad. Le 6 mars 2013. Pour moi, c’était une véritable renaissance. J’ignorais alors ce que l’avenir nous réservait», raconte Hussam.

De son côté, Maabad dit : «J’ai longtemps espéré que les groupes armés qui combattaient Daech finiraient par l’emporter. Surtout, on attendait l’aide de la communauté internationale. Mais personne ne nous a soutenus… Si on nous avait donné ne serait-ce que des munitions, nous aurions pu empêcher la création de ce monstre, j’en suis certain. Nous, les activistes, nous aurions organisé une nouvelle société à Raqqa, une société débarrassée d’Assad, et des djihadistes.»

Inas se souvient: «Ils étaient très visibles en décembre 2013. J’avais 13 ans et ils me faisaient peur. Je portais le niqab à cette époque, ce n’était pas obligatoire mais je le mettais pour me protéger d’eux, pour me cacher. Il y avait des rumeurs d’agressions sexuelles sur les jeunes femmes syriennes. »

Zouhour témoigne à son tour : «Lorsque Daech a pris le contrôle de Raqqa, j’avais 19 ans. Je venais d’entrer à la faculté pour devenir ingénieure agricole. Très vite, ils ont fermé toutes les universités. Pendant la bataille entre les hommes de l’Etat islamique et les autres groupes armés, je ne suis pas sortie de la maison par peur d’être tuée. Je suis restée enfermée jusqu’au 14 janvier 2014, le jour où l’organisation terroriste a pris le contrôle de la ville. Ils étaient chez eux… »

«Soudain, dans la rue où vous avez grandi, joué et vécu toute votre vie, il y a un pendu qui se balance. C’est une scène abjecte, que vous ne pouvez pas oublier. […] Les hommes de Daech ont tout contrôlé dans notre vie : notre façon de nous habiller, la longueur de nos cheveux, de nos barbes, les vêtements des femmes et leurs déplacements. Toute infraction était passible de prison, et pire encore. Mais, dans leur perversité, les djihadistes n’ont pas établi de règlement précis, ce qui rendait la situation terrifiante : n’importe quel détail pouvait vous conduire à la mort», se rappelle Hamza.

Hussam a été kidnappé et détenu par Daech en 2014 : «Je me rappelle ne pas avoir supplié de me laisser la vie sauve. Je mentirais en disant que c’était parce que j’étais courageux. Non, en réalité, je n’arrivais pas à prononcer un seul mot. Je sentais déjà sur ma gorge la lame du couteau qui allait m’égorger.»


«On ne débat pas avec les terroristes. Si vous tentez de les contredire, vous finissez en prison ou mort»

Bachir révèle que, «en 2015, les hommes de Daech ont brûlé la plus grande bibliothèque de Raqqa. Elle avait été créée en 1956 et appartenait à un grand ami. Aidés de prisonniers, ils ont sorti tous les livres dans la rue, dix par dix. Au bout d’une heure, une montagne de livres bloquait le carrefour. Les hommes de Daech les ont arrosés d’essence et ils y ont mis le feu. » Il précise «Cette bibliothèque contenait aussi des manuscrits uniques. Des œuvres dont on n’a plus aucune copie aujourd’hui. […] Tous les intellectuels de Raqqa s’y retrouvaient. C’était le lieu de la pensée et du débat. Mais avec Daech on ne peut pas discuter. On ne débat pas avec les terroristes. Si vous tentez de les contredire, vous finissez en prison ou mort.» Pour lui, «Daech a agi exactement comme les nazis en Europe. […] J’étais terrifié. Tout le monde était terrifié.»

Zouhour a trouvé du soutien à travers son carnet de croquis : «Je dessinais, ça me faisait beaucoup de bien. Chaque jour, pendant des heures et des heures, j’étais dans ma bulle, isolée, loin de la terreur qui avait envahi ma ville.»

Bien sûr, certain.e.s ont tenté de fuir cet enfer – parfois en vain. Ainsi, Inas, qui s’était exilée en Turquie, nous raconte: «Mon frère aîné et ma cousine ont quitté la Turquie avant nous. A Sanliurfa, l’Etat islamique avait assassiné de jeunes activistes. Alors ils n’ont pas attendu le visa pour la France et ils ont pris la route de l’exil, comme des milliers d’autres Syriens. Ils ont traversé la Méditerranée sur un petit bateau pour rejoindre la Grèce. Ensuite, ils ont mis un mois, avec ma cousine, pour rallier l’Allemagne. Mon frère a obtenu l’asile là-bas. Mais en 2020 il s’est suicidé. Il n’avait que 22 ans. Il souffrait de ce que les psychologues appellent le “syndrome du survivant”.»

«Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour j’assisterais à une telle scène : voir les têtes de trois de mes meilleurs amis tomber à terre, comme trois ballons de foot»

Ammar se remémore l’horreur: «Quand j’ai vu la tête de l’un de mes amis rouler par terre, décapité en un seul mouvement par un bourreau de Daech, je me suis rappelé tous les matchs de foot que nous avions disputés. Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour j’assisterais à une telle scène. J’ai dû subir ce spectacle, voir les têtes de trois de mes meilleurs amis tomber à terre, comme trois ballons de foot. […] Ils ont effacé de mon esprit la beauté. Ils nous ont détruits de l’intérieur.» Oussama résume la situation ainsi: «Etre tué par Daech était devenu dans la vie des habitants de Raqqa aussi normal que manger ou boire.» Il prononce cette phrase glaçante: « Seul notre souffle permettait de savoir que nous étions encore vivants dans cet enfer. En nous, tout était déjà mort.»

Elias raconte l’injustice au quotidien: «Moi, ils m’ont arrêté. Je suis resté en prison sept mois. Ils m’ont placé en détention parce que j’avais refusé de réparer gratuitement la voiture d’un combattant.»

La portée de l’action de la coalition internationale, voici ce que Khalil en pense: «Raqqa a beaucoup souffert. Il y a eu Daech, et puis tous ces avions américains, européens, qui ont rasé des quartiers entiers pour faire fuir les djihadistes. C’était terrible. […] Une partie de ma famille du côté de ma mère a été tuée dans des bombardements de la coalition internationale.»

A la fin du livre, la voix de Souad résonne en dernier pour rappeler: «Nous avons été les premiers à mourir entre les mains de cette organisation terroriste. Nous ne sommes pas eux. Nous ne sommes pas des criminels. Vous, Occidentaux, devez savoir que vous nous tuez une deuxième fois en nous associant à nos assassins. Notre Raqqa, nous l’avons perdue à jamais. Mais c’était notre ville.»

Ainsi, L’Asphyxie constitue une pièce à conviction contre les exactions commises par Daech en Syrie. Les témoignages, difficiles et touchants, sont recueillis par les plumes fidèles du journaliste syrien Hussam Hammoud et de Céline Martelet, journaliste indépendante – la même qui a remporté en 2021 à Bayeux le 3e prix radio des Correspondants de guerre. Les deux spécialistes du Moyen-Orient ont souhaité rendre un hommage à la grandeur des victimes raqqaouies.

Claudine Cordani

L’Asphyxie – Raqqa, chronique d’une apocalypse

De Hussam Hammoud et Céline Martelet

Paru le 5 octobre 2022 aux Editions Denoël

192 pages – 18 €