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AU PAYS DU HANDI «A Halloween, c’est moi qui fais peur aux enfants»

Inutile de chercher un déguisement effrayant pour fêter Halloween: il suffit que j’ouvre la porte et des enfants reculent. Il y en a même un qui est tombé à la renverse dans les escaliers. Mais comment une personne handicapée peut-elle susciter autant de terreur ?!

31 octobre, il est 16 heures : coup de sonnette à la maison. Le seau de friandises est prêt, posé sur la console de l’entrée. Quatre enfants de 10-12 ans attendent sur le seuil : ils sont affublés de blouses blanches et recouverts de faux sang. J’ouvre la porte, tout sourire. Instantanément, le leur disparaît, les exclamations goguenardes laissent place au silence. Ils échangent des regards effrayés en me voyant. Qu’ai-je bien pu faire pour tuer ainsi l’ambiance et faire peur à ces enfants déjà grands ? Quel costume terrifiant ai-je eu le malheur de porter en ce jour d’Halloween ?
Malheureusement, aucun. Je suis juste assise dans mon fauteuil électrique Permobil, modèle F5, 1,10m de long, 1,20m de haut, 150kg, d’élégantes bandes bleues sur les roues et le châssis. Mais à ce moment-là j’ai plutôt l’impression d’être une extraterrestre. J’essaie alors de rassurer les enfants : je les complimente sur leurs déguisements, je fais mine d’avoir peur du faux sang. Mais un silence angoissé me répond. Seule la vue des sachets individuels de bonbons les déride un peu : « Whaaaaa, des Haribo ! » Ils en prennent quelques-uns et poursuivent leur tournée.

Comment est-il possible, en 2022, que la simple vue d’une personne handicapée terrifie à ce point les enfants, et qu’est-ce que cela dévoile de notre société ?

Je referme la porte avec un peu de tristesse, un sentiment amer. Parce que ce n’est pas la première fois que la distribution de bonbons se passe ainsi. Il y a quelques années, lorsque j’ai ouvert la porte à un groupe d’enfants, l’un d’eux, un tout petit, a eu tellement peur de moi qu’il a eu un mouvement de recul et a chuté lourdement dans l’escalier. Pas de blessure, heureusement : plus de peur que de mal !

Comment est-il possible, en 2022, que la simple vue d’une personne handicapée terrifie à ce point les enfants, et qu’est-ce que cela dévoile de notre société ? Le constat est sans appel : si les enfants ont peur de nous, c’est qu’ils ne nous côtoient pas au quotidien, ils n’ont pas de camarades handicapé.e.s à l’école, ils ne voient pas de personnes handicapées dans la rue, ni même à la télévision. Nous nous targuons de vivre dans une société moderne… et pourtant les handicapé.e.s vivent encore trop souvent séparé.e.s des valides, au point que personne ne s’attend à ce qu’une personne en fauteuil roulant ouvre la porte de son domicile pour offrir des bonbons. Et comment en serait-il autrement quand les écoles, les rues, les trottoirs, les magasins, les transports en commun sont encore inadaptés ? Comment en serait-il autrement quand nous n’apparaissons dans aucun magazine, aucune émission, sinon pour évoquer notre handicap et notre souffrance ?

«Le jour où nos corps ne seront plus considérés comme dégradés ou hideux…»

Les seuls personnages de fiction handicapés sont soit des méchants caricaturaux, à l’image de Blofeld dans James Bond, soit des donneurs de « leçons de vie » ou des personnes désespérées d’être handicapées et n’aspirant qu’à mourir, comme dans les films Avant toi ou Bienvenue à Gattaca… Vraiment ? Et même dans ces représentations nous restons absent.e.s, puisque très souvent, les personnages handicapés sont joués par des valides.

Dans ces conditions, il n’y a pas à s’étonner que les enfants aient peur du handicap. Le jour où je pourrai ouvrir ma porte sans craindre de susciter la peur ou des regards interloqués sera le jour où la société intégrera pleinement les personnes handicapées, le jour où nos corps ne seront plus considérés comme dégradés ou hideux, le jour où nous pourrons occuper l’espace public, le jour où des acteurs handicapés seront enfin recrutés à la télévision et au cinéma… Vous savez quoi ? Ce jour me semble malheureusement bien loin.

Sushina Lagouje