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LE SUJET DU MOIS Saba, 49 ans, achevée de 46 coups de pied

Le 8 novembre à Paris 19e, un homme s’acharne sur une travailleuse du sexe en lui assenant 46 coups de pied. Saba, 49 ans, décède à l’hôpital Lariboisière trois jours plus tard. Deux témoins restent immobiles pendant que les coups pleuvent sur elle. Aussi fort que les larmes de sa fille et de ses ami.e.s, qui ont coulé à l’hommage qui lui a été rendu sur les lieux du crime, dix jours plus tard.

Vendredi 18 novembre, il est 15 heures lorsque les personnes venues se recueillir en souvenir de Saba commencent à arriver rue Cesária Évora, à Paris 19e. Il y a des travailleuses du sexe (TDS), comme elles veulent qu’on les appelle. Elle se le disent en s’embrassant : elles sont contentes de se voir et se sentir enveloppé.e.s de cette solidarité qui les réchauffe un peu, même s’il ne fait pas encore froid. Et même si elles rappellent qu’elles se trouvent réunies là pour une bien triste raison. Celle qui se faisait appeler Saba est morte.

La maman accro au crack, qui allait avoir 50 ans, se prostituait. Au petit matin du 8 novembre, peu avant 6 heures, elle sort d’une voiture. Ce que fait aussi le conducteur. Et puis… Il va lui mettre 46 coups de pied. Comme vous allez le lire, ça va durer longtemps: 1er coup de pied, 2e coup de pied, 3e coup de pied, 4e coup de pied, 5e coup de pied, 6e coup de pied, 7e coup de pied, 8e coup de pied, 9e coup de pied, 10e coup de pied, 11e coup de pied, 12e coup de pied, 13e coup de pied, 14e coup de pied, 15e coup de pied, 16e coup de pied, 17e coup de pied, 18e coup de pied, 19e coup de pied, 20e coup de pied, 21e coup de pied, 22e coup de pied, 23e coup de pied, 24e coup de pied, 25e coup de pied, 26e coup de pied, 27e coup de pied, 28e coup de pied, 29e coup de pied, 30e coup de pied, 31e coup de pied, 32e coup de pied, 33e coup de pied, 34e coup de pied, 35e coup de pied, 36e coup de pied, 37e coup de pied, 38e coup de pied, 39e coup de pied, 40e coup de pied, 41e coup de pied, 42e coup de pied, 43e coup de pied, 44e coup de pied, 45e coup de pied, 46e coup de pied.

Sur la normalisation de la non-assistance à personne en danger: et le courage, bordel?

Deux hommes travaillant pour la ville de Paris assistent à la scène sans bouger. Sont-ils tétanisés voire en état de choc? En attendant, Saba non plus ne bouge plus. Elle a un traumatisme crânien. Saba plonge dans un coma dont elle ne se relèvera pas. Transportée à l’hôpital Lariboisière, elle décède trois jours plus tard, le 11 novembre. Saba a disparu. Reste la violence de ses derniers instants. Restent la terreur et la douleur qu’elle a dû ressentir. Sans parler de cette froide solitude. Glaçante. Les travailleuses et les travailleurs du sexe qu’elle côtoyait ne la verront plus. Ni sa fille, gendarme, qui réside en France. Reste aussi ce goût amer de lâcheté qui flotte dans l’air. Et nous ne parlerons pas des dangers de la normalisation de la non-assistance à personne en danger. Une question de responsabilité commune, en somme.

Plus de 60 personnes assistent à ce dernier hommage rendu à Saba. Des parapluies rouges s’ouvrent. Pourtant, il y a du soleil. En plus du Syndicat du travail sexuel (Strass), l’organisateur de l’événement, étaient présentes l’ONG Amnesty International, des personnalités politiques et, bien sûr, des militant.e.s. Superbement maquillés en violet et vêtus de noir, on a même pu voir le duo des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, deux hommes venus soutenir les TDS pour cet hommage.

Mimi, une copine de Saba prend la parole: «La loi de 2016 ne nous a pas protégé.e.s. L’Etat n’a jamais rien fait pour nous aider. On n’a jamais été prioritaires. On n’est pas écoutées, nous, les TDS. Les politicien.ne.s ne mettent pas ce sujet sur la table de discussion. Pourtant, nous, on veut discuter. Elle ajoute: Chaque année on se mobilisera pour rappeler le nombre de tué.e.s.» Lors de sa prise de parole, la jeune femme tient à dire que «certaines féministes femellistes pratiquent la putophobie à notre encontre et font la guerre au transgenrisme» et demande aux féministes de les soutenir: «On est des travailleuses comme les autres. Restons solidaires.»

Au fil des prises de parole, on peut entendre des femmes et des hommes évoquer la situation des TDS: «c’est la précarité, le capitalisme, le racisme dont on ne parle jamais», «on ne peut pas avoir d’appartement à notre nom», que «oui c’est un féminicide, mais Saba a aussi été agressée parce qu’elle était une travailleuse du sexe», également «ce sont toujours les mêmes minorités qui sont en danger» et que «la Ville doit prendre ses responsabilités». L’une d’elles demande à entériner la protection des TDS. Une minute de silence est observée.

Au micro, Anne Souyris, maire-adjointe (santé) à la mairie de Paris, affirme qu’elle est d’accord pour une reconnaissance des droits des TDS, et que cela relève bien des droits fondamentaux. Elle termine par: «Nous restons à vos côtés.» Dans l’assistance, une femme la tance d’un: «Y en a marre de voir des femmes politiques une fois par an pour se donner bonne conscience. Vous êtes où le reste du temps?» Aussitôt interrogée sur les actions succédant à cet événement et à ce rassemblement, la députée me répond que «des choses sont prévues» et qu’elle «y travaille justement avec Jean-Luc Roméro-Michel [adjoint aux droits humains à la Mairie de Paris, NDLR.) sur , qui est très impliqué sur la question».

Quelques jours après l’hommage, soit un mois après le meurtre de Saba, le documentaire Au Cœur du bois* est projeté dans l’auditorium de l’Hôtel de Ville, suivi d’un débat. Le lundi 12 décembre, c’est donc une soirée d’échanges et de rencontres organisée avec Eva Vocz, chargée de plaidoyer sur les questions liées au TDS à Act Up-Paris, qui va réunir une centaine de personnes, dont des élu.e.s de Paris, des représentant.e.s associatifs et des militant.e.s.

«La prostituée est passée d’“indigente” dans les années 60 à “imposable” sous Giscard et “délinquante» depuis la loi Sarkozy sur le racolage passif»

Cette phrase entendue dans le documentaire a été relevée par Marc-Antoine Bartoli, coordinateur prévention d’Act Up, qui l’a trouvée «très intéressante». Il définit Au Cœur du bois comme «très puissant, très émouvant, très singulier et très beau. On remarque dès les premières images que les personnes interrogées ne se placent pas en victimes, qu’elles assument au contraire leurs choix, leurs identités, leurs parcours, leurs faiblesses, avec beaucoup d’humour et de recul dans certains cas.» Et de poursuivre: «Il était temps que la parole des travailleur.se.s du sexe soit entendue au sein de l’Hôtel de Ville sur des politiques qui les concernent quand on connaît la difficulté d’organiser un tel événement sur ce sujet. Il faut saluer le pragmatisme et la détermination d’Anne Souyris et de Jean-Luc Roméro-Michel, qui ont su faire confiance à Eva Vocz dans la mise en place d’une table ronde pour animer la soirée. A noter aussi l’absence d’Hélène Bidard, qui n’était pas présente et qui ne cache pas son mépris sur le sujet. Pendant la soirée, il a été rappelé que ce sont surtout des femmes de gauche qui ont eu le pouvoir de légiférer pour dégrader, mépriser et piétiner la vie des travailleur.se.s.» Marc-Antoine Bartoli fait, là, référence à la loi de pénalisation des clients de 2016, portée par Maud Olivier, Najat Vallaud-Belkacem. Egalement par Laurence Rossignol, toujours en activité au Sénat et qui «attaque régulièrement les TDS», selon l’ex-président d’Act Up-Paris.

Evolution de la législation, solidarité envers les TDS, leur accès aux droits sociaux ET aux outils de prévention, mesures d'urgence, soutien aux associations de santé communautaires…, tels étaient les points abordés après la projection du documentaire Au Cœur du bois. Inutile de deviner qu’ils seront attendus et scrutés avec une attention légitime. Le mot de la fin est pour Saba et toutes les personnes massacrées par la cruauté de nos sociétés: qu’elles reposent en paix. Si vous êtes sensibles à la cause des TDS et des violences subies, vous pouvez le manifester ce samedi 17 décembre. C’est la Journée mondiale contre les violences faites aux travailleur.euse.s du sexe. La liste des villes concernées et les lieux de rendez-vous se consultent sur le site du Strass: strass-syndicat.org Depuis 2003, date de la 1re Journée de revendication et de commémoration, ce rassemblement annonce le jour où la communauté compte ses mort.e.s.

Claudine Cordani

* Film documentaire français de Claus Drexel sorti le 8 décembre 2021. Durée: 90 min.