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5 QUESTIONS À… Virginie Martin

La politologue est entrée dans le monde des séries «par féminisme». Pour Virginie Martin, également chercheuse et sociologue, leur apport est indéniable pour une meilleure compréhension de la politique. Et, même quand le réel est traité sous forme de dystopie, il dénonce toujours les inégalités qui sévissent sur notre planète et les menaces qui pèsent sur elle.

1) Ton livre le Charme discret des séries* est paru en 2021. D’où t’est venue l’idée?

Hasard de la vie, moi qui suis du côté des livres et rarement des images… Nous sommes en 2014, l’année où Netflix débarque en France. Un problème de santé me laisse alitée. Netflix me cueille avec Orange is The New Black.

Les images servent des femmes fortes, faibles, noires, blanches, jeunes, vieilles… c’était incroyable! Le test de Bechdel-Wallace** était largement passé. Enfin!… C’en était fini des potiches, des faire-valoir, de ce male gaze perpétuel qui avait toujours fait des images un univers de regards masculins. La plongée dans ce gynécée complexe était un régal. Juste des habits orange de prison, pas de fioritures, des conversations souvent sérieuses – la prison reste la prison – et des personnalités plus intéressantes les unes que les autres. Galina la Russe au fort leadership, Lorna la romantique fantasque, Daya qui sera violée, l’effrayante Tiffany, Sophia la transgenre, Piper la gentille Américaine moyenne qui peu à peu va s’endurcir, Nicky, Poussey, Alex… Ce casting est tellement incroyable! En moins d’une heure, je me réconcilie avec toutes les images qui font faire évoluer le monde grâce à des femmes comme la créatrice de OITNB Jenji Kohan ou celle de Grey’s Anatomy, Private Practice, Scandal…, la célèbre Shonda Rhimes, quand elles sont aux commandes.

J’entre dans les séries via le féminisme! Tellement absorbée par ce nouveau vent d’air frais loin de Woody Allen, des James Bond et autres horreurs…, je passe même à côté de House of Cards, qui a pourtant débarqué en même temps en France.

Dès lors, ce monde des séries ne m’a plus quittée. J’y suis entrée un peu plus chaque jour et, peu à peu, j’ai pu voir ce qu’il avait à dire d’éminemment politique: les minorités de genre ou de race, mais aussi l’écologie, les totalitarismes, les dérives technologiques et que sais-je encore! Tout dans les séries, dans de nombreuses en tout cas, est politique: Black Mirror, Killing Eve, Les Sauvages, Veep, Borgen, mais aussi Mad Men Pose, The Crown… On imagine bien comment cet univers en streaming a réveillé en moi la politiste-sociologue

2) Depuis la parution de ton 7e livre, as-tu fait des parallèles entre les séries dystopiques dont tu parles et la réalité du monde de ces deux dernières années?

Bien sûr, des séries comme Black Mirror, l’Effondrement, West World, Mr. Robot… ne sont pas sans évoquer le réel, en tout cas en partie: technologies envahissantes, surveillance et panoptique [large point d’observation interne, NDLR], mais aussi enjeux écologiques qui vont aller jusqu’à des drames mis en scène dans Snow Piercer, violentes inégalités au regard des richesses qu’on voit dans 3%.

Les séries sont des lanceuses d’alerte, comme je le dis dans mon dernier livre. Elles sont des sémaphores, comme beaucoup de livres de science-fiction du type de ceux de Ray Bradbury, pour ne citer que lui. Ce sont bien plus que des parallèles.

Le monde des séries, comme je le montre, est aussi celui des ouvertures aux identités multiples. La série fait un aller-retour entre fiction et réalité, et nous raconte une grande partie du monde. Plus que le cinéma, qui peut se montrer moins proche de sujets sociétaux. Les faiseurs de séries sont très enclins à immerger leurs histoires dans des creusets sociétaux, économiques, politiques. 

3) As-tu un autre projet d’écriture en route, un autre projet tout court? Tu peux nous en parler un peu?

Oui, j’en ai même deux. Deux projets de livres qui tournent autour du monde des séries. J’écris de tout: des articles plus académiques, des bibles pour des séries et bien d’autres choses. Bref, il y a beaucoup de choses en réserve… On verra ce qui sortira en premier.

4) On peut te voir à la télé et t’entendre à la radio. Tous les moyens sont bons, on dirait, pour faire entendre ta voix…

J’ai pourtant beaucoup réduit mes passages dans les médias. Pour deux raisons, d’une part parce que la pluralité au sein des médias s’est considérablement réduite et certains ont estimé que ma parole était trop «libre» ou pas assez engagée, quelque chose comme ça! D’autre part, et c’est lié, beaucoup de médias demandent de la punch line, désirent une «expertise» de plus en plus «militante» –ce qui est un peu contradictoire. Je reste une chercheuse.

Mais oui, j’estime que les chercheurs doivent aller dans les médias pour vulgariser leurs travaux, c’est normal, voire indispensable. Mais non, pour autant tous les moyens ne sont pas bons… sinon, on serait toutes et tous chez Hanouna. La parole doit être prise quand et si on a quelque chose à dire, et dans des lieux où elle peut être un peu développée, un peu entendue. Si c’est faire des médias pour faire des médias, ce n’est pas mon créneau… C’est ajouter du bruit au bruit. C’est ce que j’appelle faire du média-porn, et de la mise en avant égotique. Les médias doivent être utilisés avec modération et discernement.

5) Quel est ton top 5 des séries à ne rater sous aucun prétexte et pourquoi?

Quelle épreuve, cinq c’est à la fois beaucoup et peu! Parce que les lieux universitaires me touchent toujours beaucoup et que les personnages féminins y sont très forts, je dirai Directrice avec Sandra Oh et How to Get Away With Murder avec Angela Davis.

Dans un tout autre registre, Mad Men, l’histoire des débuts de la publicité à New York. Cette série est un morceau d’histoire, de sociologie, de politique, d’économie sur les années 1960 et les suivantes. C’est un focus génial sur toute une société en mutation.

Enfin, deux séries de Russel T Davies, It’s a Sin (avec une fantastique BO) et Years and Years. L’une porte sur l’épidémie de sida dans le Londres des années 1980, l’autre sur une Europe qui se tord et qui s’étrique sous le poids des nationalismes. Deux séries parfaites, extrêmement pertinentes. Russel T Davies est sûrement un génie!

Comment critiquer le monde des séries –en disant que c’est juste du gavage de masses– quand on voit ces offres si politiques, si engagées? C’est faire injure aux cultural*** et aux pop studies**** et ne pas avoir repéré les apports de ces fictions!…

Propos recueillis par Claudine Cordani

* Le Charme discret des séries, éditions Humen Sciences (2021), 228 pages, 16€.

** Soumettre un film au test de Bechdel-Wallace consiste à répondre à des questions comme: Ce film comporte-t-il au moins deux personnages féminins? Ces deux femmes se parlent-elles ? Et si oui, d’autre chose que d’un homme?

*** On appelle cultural studies les champs disciplinaires qui s’intéressent aux cultures, notamment à celles populaires: cinéma, rap, rock…

**** Les pop studies constituent des travaux sur la part de «consommation culturelle» des gens.