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À LA PAGE Amours silenciées

Ce premier essai de la journaliste indépendante Christelle Murhula invite à repenser les féminismes en replaçant l’intersectionnalité au cœur du débat sociétal. A partir des relations amoureuses, ce sont toutes nos relations sociales qui sont abordées. On vous prévient, Amours silenciées, ça va piquer

Rarement les choses sont énoncées de cette façon. Aussi clairement, sans tabous ni faux discours. Et sous un angle nouveau. Notre consœur Christelle Murhula, qui publie là son premier essai, ne conteste pas les avancées du féminisme depuis la vague #MeToo. Bien sûr, les femmes se font davantage entendre depuis que l’une d’entre elles a osé dénoncer les ravages du patriarcat. Mais ces voix ont toutes la même origine: elles proviennent des femmes blanches de milieu social plutôt favorisé, citadines et hétérosexuelles. Ajoutons qu’elles sont jeunes, belles et minces, et qu’elles tendent à un schéma normatif. Celui de l’«escalator relationnel»: le couple classique, emménagement, mariage, enfants. Ce qui a motivé la journaliste et autrice pour l’écriture de cet essai est la condition des femmes noires, lesbiennes ou non, dans cette «révolution romantique» qu’il semble urgent de repenser. Les marges, donc. Celles que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas. Les invisibles.

Avec Amours silenciées – Repenser la révolution romantique depuis les marges Christelle Murhula analyse les moyens de sortir d’une norme hétérosexuelle qui mène à un système d’oppression et rappelle la théorie du lesbianisme politique. Vivre entre femmes pour échapper au modèle hégémonique. Une option qui ne les convainc pas toutes.

La réflexion de Murhula concerne avant tout la condition des femmes noires, qui, avant d’être regardées en tant que femmes, le sont en tant que noires. Cela porte un nom théorisé par Moya Bailey: la misogynoir. Avec force exemples, y compris son propre vécu, elle dénonce le rejet par les garçons blancs de ces femmes dès l’âge des premières relations amoureuses. Elle rapporte également les études –parfois remises en cause– qui montraient que les femmes noires ne disposent pas des caractéristiques attendues en terme d’attirance sexuelle. La femme noire fait davantage figure d’amie que d’amante, quand elle n’est pas dépeinte sur les écrans comme un stéréotype de femme d’origine africaine violée dans son enfance par un cousin. Les femmes noires n’appartiennent pas à l’imaginaire romantique, elles sont exclues des modèles amoureux.

L’autrice s’en prend à cette déconstruction de l’amour que le #MeToo a engendrée. Il est un progrès, certes, mais qui se heurte à une majorité écrasant le reste: les femmes noires, les pauvres ou les handicapées

Pourtant, les femmes noires sont élevées dans ce fantasme de l’amour avant de devenir mères. Le sentiment de rejet n’en est que plus grand. Il s’avère pire encore quand elles appartiennent aux classes populaires.

Au cours de sa réflexion, Christelle Murhula s’en prend à cette déconstruction de l’amour que le #MeToo a engendrée. Il est un progrès, certes, mais qui se heurte à une majorité écrasant le reste. Et le reste, ce sont ces invisibles: les femmes noires, les pauvres ou les handicapées. Celles qui doivent renoncer à l’amour en raison de leur couleur de peau, de leur statut social ou de leur mauvaise condition physique ou mentale. Le célibat choisi en opposition au célibat subi concerne de nouveau le modèle hégémonique des femmes blanches citadines, minces, etc. Celles que les magazines féminins nomment les «célibattantes». Avez-vous vu des femmes noires représentées dans ce cadre? Non, jamais.

L’ouvrage, une fois refermé, nous oblige à admettre que jusqu’alors aucun de ces constats ne nous avait effleurés. Que jamais nous n’avions exploré ces marges. L’essai nous invite alors à repenser cette «déconstruction» de l’amour à laquelle nous pensions assister – sans prendre conscience qu’elle ne concernait que certaines d’entre nous. Et ce n’est pas seulement à une réinvention des relations amoureuses que nous incite l’autrice, mais à toutes les relations sociales.

Valérie Trierweiler

Amours silenciées – Repenser la révolution romantique depuis les marges de Christelle Murhula, paru en novembre 2022 aux éd. Daronnes, 152 pages, 18€.