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À LA PAGE Carnets de solidarité

Véritable plaidoyer pour «une France qui défend sa tradition d’accueil», Carnets de solidarité de Julia Montfort se présente comme une «enquête nécessaire à l’heure des pulsions de murs». L’autrice, qui est également journaliste, a accueilli dans sa famille un jeune réfugié tchadien. Il s’appelle Abdelhaq, a connu l’enfer libyen, et a risqué sa vie en traversant la Méditerranée en pneumatique.

«Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité», article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948. C’est par cette citation que démarre la plongée dans les eaux limpides des Carnets de solidarité, jetée comme l’est une bouteille à la mer. Avec espoir.

«Très chère Julia, tes Carnets de solidarité sont pour moi un rappel de tout ce qui me met en mouvement en tant qu’artiste et en tant qu’être humain, surtout», ainsi commence le texte d’Abd Al Malik, qui préface le livre. L’auteur-compositeur-interprète, écrivain et réalisateur est sensible aux questions d’intégration et d’identité. Il est d’ailleurs engagé depuis deux décennies auprès de Thot, la première école de français diplômante pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. Il en est même le parrain. Abd Al Malik termine son texte ainsi: «En réalité, ce que tu appelles la “contagion solidaire” est la première marche vers un profond changement d’orientation sociétale qui aboutira à la restauration d’un humanisme revivifié.» Les mots sont justes, précis, bien pensés.

De son côté, la journaliste démarre son texte par cette injonction: «Méfie-toi des inconnus.» Le ton est donné. En passant d’un texte à l’autre, on comprend bien sur quelle pente salvatrice nous entraîne peu à peu Julia Montfort, celle d’une humanité perdue, retrouvée, révoltée, délivrée.

C’est une lecture qui remue l’âme et vous plie le cœur façon origami

Le livre, qui comporte 288 pages, est divisé en quatre parties. Dans la première, l’autrice déroule Comment j’ai réveillé mon humanité, partie suivie de Protéger la dignité: le choix de l’hospitalité citoyenne, qui laisse la place à une troisième partie intitulée A l’assaut de l’inhumanité. La quatrième, Des raisons d’espérer, va clore le livre.

Autant vous prévenir tout de suite, cette lecture remue l’âme et vous plie le cœur façon origami… jusqu’à parfois les ratatiner en petits morceaux. Les émotions se bousculent avec une force et une tension palpables, entre détresse profonde et humanité à perte de vue.

En portant la voix d’Abdelhaq, c’est aussi celles de tous les demandeurs d’asile que Julia Montfort a souhaité porter: «Ces personnes exilées ne sont pas juste bonnes à souffrir. Il faut remettre l’humain au cœur de ces questions migratoires.» La journaliste rappelle dans les quinze premières pages du livre que «la récente décision du Conseil constitutionnel de consacrer un principe à valeur constitutionnelle de fraternité a créé une protection pour les actes de solidarité». Ainsi, on ne risque plus d’aller en prison pour avoir accueilli une personne sans papiers. Humainement, c’est rassurant. Cependant, on apprend quelques lignes plus loin que le principe de fraternité prend fin aux frontières et n’a pas valeur de liberté fondamentale: emmener une personne exilée vulnérable à l’hôpital dans un véhicule et la faire passer d’un pays à un autre reste condamnable.

C’est pourtant de cette humanité-là, celle qui sauve des vies, qu’il s’agit ici. Cette humanité qui redonne espoir à l’autrice quand elle confie: «J’ai le sentiment qu’une nouvelle force est en train d’émerger, réveillant une vieille tradition d’hospitalité au sein de la société civile et laissant espérer la proclamation d’un devoir universel d’hospitalité.»

«Qui est-il ? Et s’il me dépouillait? Et si c’était un terroriste? Est-ce qu’il dort?»

Début de l’été 2017. C’est à 36 ans que l’autrice fait l’expérience de l’hospitalité, quand elle héberge un demandeur d’asile pour la première fois. Abdelhaq a 21 ans.

Pour ce qui est de savoir s’il est aussi simple d’accueillir chez soi une personne que l’on ne connaît pas et qui se trouve dans l’illégalité, Julia répond de son côté en racontant la première nuit. Elle est seule chez elle, son mari est en déplacement. Un sans-papiers dort à quelques mètres, dans une autre pièce. Difficile de dormir. Elle se sent assaillie de questions: «Qui est-il ? Et s’il me dépouillait? Et si c’était un terroriste? Est-ce qu’il dort?, Dans quel état psychologique est-il?» et confie qu’elle n’arrive pas à faire taire le sentiment d’insécurité qui l’anime, craignant qu’il ne s’en prenne à elle. Le lendemain matin, elle lui laisse les clés au moment de partir travailler. Sur le chemin, les questions affluent: «Et s’il invitait du monde à la maison sans me prévenir? Et s’il partait avec ma télé ou changeait la serrure?» Ce jour-là, Sylvia rentre plus tôt.

Arrivée chez elle, elle remarque d’abord que tout paraît normal. Elle aperçoit ensuite Abdelhaq, silencieux, à l’étage. Il lit une bande dessinée. Quelques heures après, le compagnon de l’autrice rentre et fait la connaissance du jeune homme. Le courant passe.

De cette expérience de l’hospitalité guidée par le cœur et l’intuition. Julia écrit: «Ces vingt-quatre premières heures de cohabitation avec ce jeune garçon m’ont ébranlée au plus profond de mon être. Je me rends compte que le geste d’hospitalité est d’abord une épreuve. Ces craintes que je n’avais pas anticipées auraient pu constituer un obstacle à mon acte de solidarité. Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. Car à partir de ce jour je n’ai plus jamais douté de lui.»

Un livre qui raconte le nerf mobilisateur de notre humanité profonde pour faire barrage à une politique du «laisser-mourir»

Ce que rapporte le jeune homme de son passage en Lybie est effrayant. «Là-bas, il n’y a pas de journalistes. Personne pour raconter ce qui se passe. Ils enlèvent les migrants. Ils ne leur donnent pas de nourriture, rien à boire. Ils les emmènent dans de petites maisons. Ils sont des centaines et ils ferment la porte. Parfois, ils les laissent dix jours, vingt jours sans revenir les voir. Il y en a qui meurent. J’ai vu ça. Ça ne sent pas bon. C’est le corps des gens morts…»

Arrivé à Paris en 2015, Abdelhaq a dormi à la rue en plein hiver, a eu faim, a découvert les centres d’hébergement surpeuplés… mais il a rencontré aussi des citoyen.ne.s qui l’ont hébergé une ou plusieurs nuits, dont un couple.

La dernière fois qu’il a vu sa mère, au Tchad, il avait 18 ans.

– Si tu réussis à avoir ta maman au téléphone, qu’est-ce que tu lui dirais?

– Que je suis vivant.

Alors, comment, en refermant ces Carnets de solidarité, rester la même personne? La question sur ce sujet d’actualité se pose sérieusement. En parcourant les pages de la première à la dernière, on ressent un sentiment rageur sur le sort de ces personnes en danger de mort, sentiment qui nous tient jusqu’à la fin du livre. Rageur, oui… et puissant aussi. Car il raconte le nerf mobilisateur de notre humanité profonde pour faire barrage à une politique du «laisser-mourir», en France, en Europe, dans le monde. En 2023.

La lueur d’espoir résonne dans ces phrases de Julia Montfort: «Nous logeons un survivant. Je veux le protéger. Peu m’importe qu’il soit hors la loi. Je préviens mes voisins de sa présence à la maison. J’étais restée discrète jusque-là, mais à présent je ne veux pas ajouter de la clandestinité à sa clandestinité. Je me demandais si certains allaient avoir des craintes en voyant arriver cet inconnu sur leur palier. J’avais tort de m’inquiéter.»

Une chaîne de solidarité humaine qui sonnerait le glas d’une course effrénée vers une prétendue réussite professionnelle et qui nous connecterait de nouveau à notre empathie, ou qui en actionnerait le levier? Toujours est-il que cette impulsion d’humanité agit comme une révolution silencieuse, efficace et salvatrice.

Claudine Cordani

Carnets de solidarité de Julia Montfort, paru aux éd. Payot en octobre 2020, 288 pages, 18€.

En savoir plus Une websérie documentaire qui relate l’histoire de l’enquête qui a précédé le livre. Elle est à découvrir sur ce compte FB.