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À LA PAGE Le complexe de la sorcière

Si Isabelle Sorente nous explique en 320 pages le phénomène d’empreinte psychique dans la chasse aux sorcières, c’est parce qu’elle aborde aussi le tabou des secrets de famille. L’écrivaine, qui nous parle de transmission entre générations de femmes qui auraient selon les inquisiteurs pactisé avec le diable, démontre qu’il n’en est rien.

C’est l’histoire d’un livre qui commence par une vision. Celle de l’écrivaine, Isabelle Sorente. Elle a la vision d’un interrogatoire. C’est celui d’une femme accusée de sorcellerie sous l’Inquisition, période sombre de l’Histoire responsable de centaines de milliers de mort.e.s. [Ainsi que du décès de leurs chats noirs, NDLR.]

Dans les souvenirs de l’écrivaine, le décor, terrible, glaçant, est planté: des instruments de torture en métal chauffés à blanc, un inquisiteur menaçant… Obsédée par cette scène, Isabelle Sorente démarre une enquête sur la chasse aux sorcières. C’est le fruit de ce travail qui va donner Le Complexe de la sorcière.

Cette recherche documentaire s’avère éclairante pour nous, lectrices et lecteurs, sur les persécutions dont furent victimes quantité de femmes en Europe au prétexte fallacieux* de sorcellerie. Durant des siècles, des dizaines de milliers de femmes seront arrêtées, accusées, torturées et exécutées. Selon la philosophe Catherine Clément dans son livre Le Musée des sorcières (2020), seules les archives nous permettent de connaître et de remonter à la source de cette sombre période de notre histoire, dont l’apogée se situe non pas au Moyen Age mais à l’époque de la Renaissance. Même s’il est difficile d’établir un nombre précis de victimes, car les chiffres dépendent des écrits laissés par les inquisiteurs, l’Inquisition aurait fait 200 000 victimes en Europe – massivement des femmes.

Dans Le Complexe de la sorcière, il est question d’une enquête historique sur les chasses aux sorcières menées en Europe, mais aussi d’une quête, plus intime, des stigmates laissés par ces chasses et ces mises à mort organisées contre les femmes. Génération après génération. Siècle après siècle.

«Le complexe de la sorcière serait ce soupçon permanent de soi instillé aux femmes torturées»

Si ce livre est aussi un roman poignant sur l’adolescence, c’est sûrement parce que les souvenirs de persécution de l’écrivaine sont convoqués avec une troublante sincérité. Lui revient en mémoire le harcèlement scolaire dont elle a été victime. Isabelle Sorente a réalisé là un important travail sur l’empreinte psychique des chasses aux sorcières et des secrets de famille, qu’ils soient impensables, magiques ou enfouis.

Hantée, troublée par ses recherches, elle va chercher à découvrir ce qui la bouleverse autant. Elle va tenter de comprendre pourquoi elle sent les souffrances et la douleur de ces femmes du passé au plus profond d’elle-même. En parallèle, elle va évoquer son adolescence faite de harcèlement, de moqueries et de brimades. Et c’est en questionnant son enfance, son histoire familiale, les relations entretenues avec son père, sa mère, et les liens entre son frère et ses parents qu’elle va trouver des réponses.

Faisant écho à son histoire personnelle en résonnant de façon sourde, la chasse aux sorcières justifie le titre de cette autofiction: «Le complexe de la sorcière serait ce soupçon permanent de soi instillé aux femmes torturées, ou aux femmes témoins de la torture d’autres femmes de leur famille ou de leur entourage. […] Comment l’Inquisiteur, avec une majuscule, l’Inquisiteur a pu être assimilé, intériorisé, enfoncé à coups de marteau, imprimé au fer rouge, puis oublié mais conservé à l’intérieur de la psyché comme un corps étranger après une opération chirurgicale, transmis de mère en fille et de grand-mère en petite-fille, comme un juge toujours en exercice, toujours prêt à mettre en doute, à haïr et à condamner la conscience d’une femme.»

Ainsi, des milliers d’innocentes ont péri brûlées vives sous un prétexte fallacieux. Personne n’ayant pu prouver qu’elles pratiquaient la sorcellerie, encore moins l’existence de la sorcellerie elle-même. Cela rappelle un dicton: «Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage**.»

Il est des livres qui bouleversent, qui nous saisissent aux tripes et dont on sait qu’ils resteront à jamais dans notre esprit, dans notre cœur. Le Complexe de la sorcière est de ceux-là. Par ses mots justes, dignes, poignants, et aussi beaux qu’intelligents.

Corinne GILI

@quatriemedecouverture (Instagram)

  • Fallacieux signifie mensonger. Un prétexte fallacieux n’est pas valable, mais arrange les personnes qui le revendiquent.

** Citation extraite de la comédie Les Femmes savantes de Molière,1672.

Le Complexe de la sorcière, d’Isabelle Sorente. Edité en 2021 en version poche chez Gallimard, collection Folio, 320 pages, 7,80€. Il était paru en janvier 2020 aux éditions Lattès, 300 pages, 20€.

SUR L’ÉCRIVAINE Isabelle Sorente

Née à Marseille en 1972, Isabelle Sorente est une écrivaine de 50 ans, mais elle est aussi une chroniqueuse de l’équipe Par Jupiter! sur France Inter.

Major aux Mines de Paris, polytechnicienne, elle apprend le pilotage à l’Ecole nationale de l’aviation civile (Enac). Elle y passe le brevet de pilote privé, puis s’adonne à la voltige… avant de changer de trajectoire, direction le théâtre. Isabelle Sorente a pris en parallèle des cours au théâtre Florent et au Lucernaire avant de commence à monter ses premières pièces. L’essayiste et romancière a plusieurs livres à son actif.

Son actualité

Son roman L’Instruction vient de paraître aux éditions JC Lattès. Le mercredi 18 janvier, dans le 14e arrondissement parisien, Isabelle Sorente est l’invitée de la librairie Le Livre écarlate, pour une rencontre qui sera suivie d’une séance de dédicace. Dès 19 heures au 31 rue du Moulin-Vert à Paris