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À LA PAGE Un bonheur viril

Le troisième et dernier tome de la Trilogie du Losange de Françoise d’Eaubonne, Un bonheur viril, tient en haleine de bout en bout. Ecrit entre 1972 et 1982, ce texte inédit de la romancière écoféministe voit enfin le jour aux éditions Des femmes–Antoinette Fouque. Il était temps de le découvrir.

Il n’avait jamais été publié et c’est dans les cartons d’archives de l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) que le manuscrit a été retrouvé en 2021 par son fils adoptif Alain Lezongar. Le troisième tome de la Trilogie du Losange, écrite par Françoise d’Eaubonne entre 1972 et 1982, est un livre extraordinaire dont on peine à comprendre qu’il n’ait pas été publié du vivant de son autrice.

Née en 1920, Françoise d’Eaubonne a été résistante, communiste, militante anticolonialiste et pionnière du MLF. Elle a cofondé le Front homosexuel d’action révolutionnaire sans pourtant être lesbienne elle-même, et est à l’origine, en Occident, du concept d’écoféminisme, qu’elle a développé dans Le Féminisme ou la mort, paru en 1974. Mais elle est avant tout une romancière qui aura signé une centaine de livres jusqu’à sa mort, en 2005.

La saga du Losange se déroule, comme on l’a vu lors des deux premiers tomes, présentés dans les numéros précédents des Cent Plumes, dans un futur dont les hommes sont absents. Cette société libre, équilibrée, équitable et sage repose ainsi sur l’éradication de la moitié masculine de l’humanité, ce qui n’est pas sans poser de problèmes génétiques et éthiques. La reproduction par ectogénèse a créé un peuple de clones qui s’affaiblissent faute de biodiversité. Mais le «péché originel» que représente la suppression violente des mâles –y compris avec leur accord– est la cause d’un effritement de la société du Losange, à l’occasion d’une enquête menée par l’héroïne de la saga, Ariane.

Françoise d’Eaubonne pousse à l’extrême les antagonismes sexuels et capitalistes, qui résonnent étrangement avec les masculinismes, fascismes et empires industriels contemporains

Alors que l’on a quitté notre enquêtrice horrifiée à l’idée que les femmes ont exterminé les hommes, Un bonheur viril revient, si l’on peut dire, aux racines du mâle. Il raconte les derniers jours d’un despote à la petite semaine qui vit en Australie sous le régime qu’il dirige, Gynophobia. La guerre des sexes est sur le point de se terminer, il attend ses vainqueuses (avez-vous remarqué que ce féminin n’existe pas?) en ressassant sa vie de phallocrate (un autre terme inventé par Françoise d’Eaubonne, avec celui de sexocide) et d’exploitant agricole. Dans ce roman stupéfiant, d’une violence parfois inouïe, Françoise d’Eaubonne pousse à l’extrême les antagonismes sexuels et capitalistes, qui résonnent étrangement avec les masculinismes, fascismes et empires industriels contemporains. Contrairement aux deux premiers tomes, qui peuvent parfois être opaques ou déroutants, le récit est ici admirablement construit et tient en haleine de bout en bout. Il éclaire la saga tout entière et en montre la puissance narrative, et surtout le génie de Françoise d’Eaubonne, qu’on redécouvre enfin aujourd’hui après des années d’un injuste oubli.

Un bonheur viril est aussi un roman curieusement visionnaire, qui ouvre des réflexions passionnantes sur la violence de genre.

Elise Thiébaut

Un bonheur viril, tome III de La Trilogie du Losange, Françoise d’Eaubonne, éditions Des femmes–Antoinette Fouque. Sortie : nov. 2022, 320 pages, 20€.