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À L'ÉCRAN Joyland

C’est l’histoire d’une quête de liberté à double tranchant. Avec son premier film, Saim Sadiq plante le décor de Joyland au Pakistan, son pays, et taille dans le vif. Il raconte une société patriarcale qui plie volontiers sous le joug religieux, broyant le désir comme les gens. Sans distinction de genre… ou plutôt si.

Vous êtes encore plongé.e dans le noir qu’un décompte résonne. La voix douce d’une enfant accompagne le jeu qui ouvrira la première scène du film: une partie de cache-cache. Premier plan, sous un drap blanc est caché le loup. A l’arrière, d’autres tissus sont étendus sur une corde à linge par une femme dont la silhouette se dessine. Mais, contrairement à l’usage et à ce que l’on pourrait attendre, ce n’est pas la fillette qu’on entendait au début du film, mais Haider le tonton (Ali Junejo) que va révéler la chute du drap blanc quelques secondes plus tard, quand il se jette sur ses nièces pour les enlacer et gagner la partie.

Ici, dans cette courte scène d’introduction, se situent déjà tous les nœuds de Joyland, sorti en France le 28 décembre dernier. Il s’agit là d’une fresque familiale, où cohabitent non sans frictions des personnages drapés dans des rôles et des attitudes, que certains embrassent quand d’autres tentent tant bien que mal d’y échapper.

Le premier film du Pakistanais Saim Sadiq a choisi Lahore, deuxième ville de son pays, pour peindre avec subtilité un exemple de ce que les normes imposées par la société religieuse et patriarcale coûtent aux individus, qu’ils y trouvent leur place ou non. Dans ce contexte, il y explore les questions de désir et de genre.

Le réalisateur nous livre un portrait sociétal parfaitement ficelé, qui a permis à l’œuvre d’être la première du Pakistan à figurer parmi celles sélectionnées dans la catégorie «Un certain regard» du Festival de Cannes. Joyland y a reçu le Prix du jury ainsi que la Queer Palm, entre autres.

Quand la censure religieuse veut s’ériger au-dessus des lois

Le film de Saim Sadiq n’a pas plu aux autorités pakistanaises. Quelques semaines avant sa sortie nationale, prévue pour le 18 novembre 2022, l’autorisation de diffusion qui lui avait pourtant été accordée en août lui est retirée. Sous la pression de groupes religieux radicaux, le gouvernement a entre-temps jugé «son contenu hautement répréhensible», qui mettrait en danger «les normes de décence et la moralité».

Après une polémique qui dépassera les frontières du pays, les distributeurs peuvent finalement diffuser le film. Au cœur de la censure, l’histoire d’amour entre un homme et une femme transgenre. Etonnant quand on sait que le Pakistan est l’un des tout premiers pays à avoir promulgué une loi permettant aux individus de choisir leur genre et de s’identifier comme non binaire, en 2018. Toujours est-il que le film a déjà remporté 12 victoires et affiche 16 nominations*.

Dans la maison de Joyland, où l’intimité est limitée, où le regard des autres est un rappel constant de ce que doivent être une femme et un homme, cohabitent le patriarche, deux frères et leurs épouses, et les filles d’un des deux couples. C’est évidemment le couple sans enfant formé par le tonton Haider et Mumtaz (Rasti Farooq), qui détonne dans ce paysage. Lui est doux et sensible. Surtout, il reste à la maison pendant qu’elle, curieuse et indépendante, travaille. Ce sont eux face aux autres. Malgré les pressions constantes et les petites remarques, chacun.e trouve dans ce duo d’équilibristes une parcelle de liberté qui lui permet d’avancer.

L’émancipation, une question d’équilibre ou l’impossible mission?

Mais peut-on vraiment réussir à s’émanciper sous le poids des normes qu’on aspire à changer? Haider n’entre pas dans le concept de masculinité attendu dans ce type de société. Il ne serait «pas assez viril» parce qu’il refuse d’égorger une chèvre (c’est Mumtaz, d’ailleurs, qui s’en chargera à sa place sous le regard réprobateur du patriarche). Et puis il ne travaille pas, contrairement à sa femme. C’est vrai, il est le tonton qui reste à la maison et s’occupe des enfants de son frère avec sa belle-sœur, il les borde, fait la vaisselle, lave son père, repasse la chemise de son frère…

C’est lui, Haider, qui va rompre le fragile équilibre familial lorsqu’il s’aventure hors de la maison pour trouver du travail, influencé par les remarques multiples. Durant sa quête, guidé par un ami, il fait la rencontre de Biba (Alina Khan), une danseuse transgenre, qui cherche à étoffer sa troupe pour monter son show. Il naît entre eux une histoire d’amour rendue impossible par les traditions religieuses et patriarcales.

Evidemment, ce film engagé de 2h6 soulève bien des questions. Peut-on être heureuses, heureux en vivant constamment sous le regard oppressant des autres? La liberté existe-t-elle vraiment ? Finit-elle étouffée par les personnes qui veulent en définir les normes, ces mêmes personnes initiatrices de la pression qui les accompagne? Bien sûr, ces interrogations ne sont pas spécifiques à la société pakistanaise. Mais Joyland les explore là avec justesse et sensibilité.

Le grand réalisateur pakistanais dresse un constat aussi implacable que d’une grande violence. Réelle, quotidienne. Dans ce type de société patriarcale et religieuse, il est une constante: quand certain.e.s n’entrent pas dans la norme, dans tous les cas les femmes et les hommes ne partent jamais sur un pied d’égalité.

Le prix à payer est souvent plus fort pour celles de la naissance desquelles on ne se réjouit pas et dont la mort n’est malheureuse que si elle emporte avec elle un garçon à naître. Car au bout de cette quête émancipatrice, là où Haider a glané quelques parcelles de liberté, celles de Mumtaz se sont définitivement effacées.

Justine Saint-Sevin

* Source: imdb.com