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INTERVIEW CULTURE Del Kilhoffer

Militante féministe et queer, cocréatrice du WeToo Festival, Del Kilhoffer publie son premier livre aux éditions Ampelos:  Pauli Murray–Sainte, queer, féministe. Dans cette biographie bien ancrée dans le présent, l’autrice retrace le parcours de Pauli Murray, amie d’Eleanor Roosevelt et de James Baldwin, qui s’opposa aux discriminations faites aux Noir.e.s et lutta sans relâche en faveur des femmes.

Pauli Murray– Sainte, queer, féministe... Tout un programme!

En effet! Ce sont les grands axes qui ont traversé sa vie: la sainteté, reflet de son engagement chrétien et réalité de l’Eglise épiscopale, les questionnements sur l’identité comme sur les normes genrées et le combat pour la justice sociale. 

Comment avez-vous «rencontré» Pauli Murray? 

C’est un concours de circonstances. Son personnage fait une brève apparition dans le film de Mimi Leder Une femme d’exception (On the Basis of Sex). J’ai été interpellée par cette juriste considérée comme une référence à une époque où c’était exceptionnel d’être une femme noire faisant du droit aux Etats-Unis. Ce qui n’était au départ que de la curiosité s’est transformé en véritable enquête. 

Comment avez-vous pensé cette biographie? 

Je me suis humblement mise au service de son histoire. J’ai toujours gardé à l’esprit que j’étais une personne blanche qui écrivait un livre sur une personne noire. J’ai voulu effectuer mon travail le plus honnêtement possible, sans extrapoler, en comprenant d’où elle venait, d’où elle parlait et pourquoi elle poursuivait ces combats. Il n’y a pas d’effets de style dans ce livre: j’ai cherché à donner un clair aperçu d’ensemble de son parcours. Pour ce faire, je me suis beaucoup documentée. Depuis une dizaine d’années aux Etats-Unis, elle a fait l’objet d’une réhabilitation auprès du grand public –qui ne la connaissait pas vraiment, mais ce travail n’a pas encore eu d’écho en France. 

Pauli Murray a ouvert plusieurs voies: première femme à étudier à la Howard School of Law, première Afro-Américaine nommée procureure générale adjointe, personne noire diplômée de Yale d’un doctorat en sciences juridiques, et femme noire ordonnée prêtre par l’Eglise épiscopale… Un parcours impressionnant, mais c’est sa grande humanité qui émeut le lecteur. Avez-vous souhaité mettre l’accent sur ses failles plutôt que sur son côté pionnier? 

Sa conviction profonde qu’un monde meilleur est possible m’attire. J’ai été touchée par son parcours, qui allie la détermination absolue à beaucoup d’errance. Pauli Murray a des origines très simples. Elle a grandi avec des récits de Noirs lynchés et son père a été assassiné à cause de sa couleur de peau. Le sentiment d’injustice a donc été implanté très tôt chez elle. Rien ne lui a été facile, à aucun moment de sa vie : parce qu’elle était noire, elle a dû constamment batailler. Elle pourrait simplement nous impressionner par sa capacité de travail, sa vivacité intellectuelle, sa pugnacité, mais ce sont ses blessures et ses failles qui l’humanisent et nous émeuvent. On sent chez elle une grande vulnérabilité concernant sa vie amoureuse ou son rapport à l’identité. Elle, une militante engagée, qui n’hésitait ni à prendre publiquement la parole, ni à organiser des sit-in, s’est longtemps demandé si elle n’était pas un homme né dans un corps de femme, tout en demeurant très pudique sur ce sujet. 

Vous mettez justement en lumière son questionnement sur le genre et l’identité sexuelle, ce qui nous semble très moderne pour l’époque. A travers l’histoire de Pauli Murray, aviez-vous la volonté de porter les voix de celles et ceux qui souffrent en silence et dont les récits doivent se faire entendre?

Tout à fait. Les normes de genre étaient un vrai sujet pour Pauli Murray. Même sans se positionner officiellement, elle a laissé de nombreuses traces écrites de ses demandes au corps médical ou de ses échanges avec ses proches. Son apparence extrêmement androgyne ou le choix du titre «Docteur Murray» en révèlent d’ailleurs beaucoup à qui veut bien le voir. Pour autant, de nombreux exemples dans l’Histoire nous montrent que ces questions ne sont absolument pas modernes. Des parcours hors norme comme celui-ci, il y en a d’autres. Les personnes LGBTQ ont toujours été là mais, pour des questions de survie que l’on peut facilement comprendre, elles faisaient profil bas et donnaient une apparence de normalité. Avec Pauli Murray, on a la chance que cela ait été documenté. 

Elle est l’une des premières personnes à faire le rapprochement entre le côté systémique du racisme et du sexisme: peut-on dire qu’elle a jeté les bases de l’intersectionnalité? 

Pour elle, tout était lié. L’expérience du racisme lui a permis de comprendre les similarités avec le sexisme, mais aussi le classisme, et d’être sensible à ce qu’on nomme aujourd’hui l’«intersectionnalité». Pauli Murray est une pionnière: dans tous ses engagements militants, elle a martelé l’importance d’avoir une vue d’ensemble afin d’accorder visibilité et justice sociale aux personnes de couleur, aux femmes comme aux précaires.

En tant que militante pacifique, Pauli Murray pose aussi la question de la forme que prend la lutte contre les discriminations. Comment s’opposer à la violence institutionnelle? 

Pauli Murray a soif d’idéalisme. Elle aurait aimé que le changement s’opère dans l’amour et la paix plutôt que dans la violence et la haine, c’est pourquoi elle a toujours opté pour la voie pacifique en bataillant avec des armes juridiques. Mais quand, sur la fin de sa vie, elle devient professeure d’université, elle se confronte à l’incompréhension de ses étudiants, qui revendiquent une opposition plus marquée, plus hostile aux forces de l’ordre. Le combat de Pauli, celui de ses étudiants... Tous ces combats sont entendables. Bien évidemment je n’ai pas la réponse, mais peut-être faut-il un peu des deux: un peu d’une pression plus coercitive d’un côté pour que l’amour puisse passer. 

Propos recueillis par La Fille Karamazov

Pauli Murray–Sainte, queer, féministe, de Del Kilhoffer, préface de Valérie Nicolet, éditions Ampelos, collection Résister, août 2022, 134 pages, 13€.