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LE SUJET DU MOIS Comment la justice française supprime le jury populaire

En France, l’instauration des cours criminelles départementales (CCD) est effective depuis le 1er janvier 2023. Ces cours fonctionnent sans jurés, c’est-à-dire que le jury populaire n’y est pas –plus– représenté. Fini le tirage au sort citoyen et la rencontre réelle avec la justice et les personnes qui la rendent. Comment cette révolution de l’histoire judiciaire peut-elle se passer, quel est l’avis des expert.e.s sur la question, et quels sont les enjeux et les risques de supprimer le jury populaire dans des affaires de crimes? Chaque mois, nous interviewons une personne sur le sujet de l’instauration et de la généralisation des CCD.

Dans ce numéro, nous donnons la parole à Francesca Pasquini, députée Europe EELV-Nupes. La femme politique d’origine franco-italienne a 41ans, et elle est professeure des écoles.

Francesca Pasquini, quand avez-vous décidé de porter la PPL (pour proposition de loi) visant à préserver le jury d’assises?

J’ai été contactée par Benjamin Fiorini* pendant mes congés de l’été 2022. Il est maître de conférences à Paris 8 et spécialiste en droit pénal. Il m’a alertée sur un sujet sur lequel il travaillait et qu’il portait à bout de bras, qui est la disparition du jury populaire pour les crimes punis en cours d’assises et dont les peines encourues peuvent aller jusqu’à vingt ans. J’ai été sensible à sa demande, et nous nous sommes rencontré.e.s à l’Assemblée nationale après les vacances. Cette entrevue a été très sympathique d’un point de vue humain. Je partageais pleinement son point de vue sur la disparition des CCD. J’entends porter les sujets justice à l’Assemblée nationale, notamment ceux sur la justice pénale et civile des enfants, des mineur.e.s.

Nous avons donc décidé de travailler ensemble et de rédiger une PPL. Elle a été déposée aux bureaux de l’Assemblée mi-octobre, puis a été publiée au Journal officiel deux semaines plus tard. On avait deux objectifs. Le premier est que cette proposition de loi arrive avant ou parallèlement au rapport du Sénat, où un groupe avait travaillé sur la mise en place des cours criminelles départementales –les CCD se sont substituées au jury populaire depuis le 1er janvier de cette année. Le second objectif était d’alerter. Car malgré le remue-ménage qu’on fait avec Benjamin (Fiorini), si on fait un micro-trottoir, je pense que les citoyen.ne.s ignorent que le jury populaire a disparu.

Où en est la proposition de loi sur la préservation du jury populaire?

Maintenant qu’elle est publiée, reste à savoir comment faire pour que cette PPL soit mise à l’agenda et discutée à l’Assemblée nationale. Il y a trois possibilités pour lesquelles il va falloir se battre. La première est la niche parlementaire EELV, qui se tiendra le 6 avril prochain. On aura vingt-quatre heures pour débattre à l’Assemblée nationale des PPL d’un seul groupe politique. Déjà, on va batailler au sein du groupe pour faire partie des député.e.s qui porteront leur(s) PPL. Moi j’en dépose deux, dont celle sur la préservation du jury populaire. Si ça ne se fait pas par ce biais-là, une autre voie est celle de l’inscrire au calendrier de l’Assemblée, à des journées où le Bureau des présidents choisit des PPL pour les étudier, qui viennent de différents groupes politiques. Si ce bureau estime que cette proposition de loi est à discuter, elle le sera. Sinon, ce ne sera pas possible. Enfin, pour se donner plus de chances, il reste la pétition* déposée par Benjamin Fiorini sur le site dédié du Sénat. Egalement le site Sauvons les assises qu’il a créé il y a quelques jours. Son but est de “rassembler toutes les initiatives visant à préserver le jury populaire et à rappeler son importance”.

Les CCD ont été rebaptisées «crimes contre la démocratie», par qui et pourquoi?

Je ne sais pas qui les a dénommées comme ça mais, dans tous les cas, c’est un état de fait puisque la présence des citoyen.ne.s en tant que juré.e.s populaires va disparaître.

Là, on ampute quasiment de la moitié le nombre de citoyen.ne.s qui participent en fait à cet événement démocratique.

Si les résultats de l’expérimentation des CCD dans 15 départements sont mauvais, que l’ensemble de la profession est contre, pourquoi le gouvernement s’obstine-t-il à maintenir et à généraliser les CCD ? Autrement dit, à qui profiterait l’instauration de ces cours criminelles départementales ?

La raison est toute simple, et claire et nette pour tout le monde. C’est uniquement une mesure budgétaire. Sans cette raison de budget, on ne se serait jamais posé la question de retirer ou non les jurés populaires des cours sur la moitié des affaires qui devaient être jugées en cours d’assises.

Le garde des Sceaux était d’ailleurs lui-même, avant de devenir ministre, très franchement opposé à la mise en place des CCD. Finalement, le rapport du Sénat montre que là où elles ont été expérimentées, on peut déjà se dire que c’étaient certainement des endroits où on avait pu mettre les moyens. Ce qui est loin d’être le cas partout. Quand on voit la souffrance dans laquelle se trouve la profession des magistrat.e.s… On le sait, elles et ils ont des séances de nuit qui se terminent très tard –certain.e.s meurent même ou se suicident sur leur lieu de travail… On touche à une profession qui est déjà à bout de souffle. Le rapport du Sénat montre que même si on regarde ça sous l’angle budgétaire, on ne fait que de petites économies, et que, par contre, on retire un moment démocratique qui, lui, n’a pas de prix.
propos recueillis par Claudine Cordani

Pour en savoir plus
* Lire notre ENTRETIEN AVEC… Benjamin Fiorini, qui figure dans ce numéro.