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À LA PAGE Sois jeune et tais-toi

Le livre de la journaliste et autrice Salomé Saqué apporte des éléments de réponse venant contrer les personnes qui critiquent la jeunesse. Or on parle rarement de la violence de la concurrence instaurée dès les premières années d’école. Un essai de 320 pages qui préconise une approche intergénérationnelle constructive.

«Jeunesse lève-toi, De ton triste sommeil, Je t’en prie libère-toi…» Quinze années se sont écouléess depuis l’écriture de cette chanson. Quinze ans au cours desquels rien n’a été épargné à cette jeunesse aujourd’hui désabusée: la vague d’attentats terroristes, la révolution digitale, la montée du populisme, la crise migratoire, celle du Covid, l’urgence climatique,…
Quinze longues années où les espoirs soulevés par le mouvement #MeToo ont été douchés par les violences faites aux femmes, où les promesses d’un monde plus connecté ont fait éclater la solitude et le repli, parfois identitaire, des personnes en quête d’un réseau, où les discours humanistes des impétrants à la présidentielle se révélaient pour ce qu’ils étaient: des mots, du vent.
Oui, quinze années gâchées pour une jeunesse à qui on a demandé de se tenir «sage», tout en la culpabilisant d’être à l’origine de tous les maux, de la circulation d’un virus à la montée de l’abstention, quand on ne la dénigrait pas, savoureux paradoxe, pour ses engagements écologiques… Non, il ne fait pas bon avoir vingt ans aujourd’hui.

C’est l’agression d’une jeune militante pour le climat, par un actionnaire de Total Energies, qui a déclenché l’écriture de ce livre

La forte mobilisation contre la réforme des retraites a fait entendre ici et là une petite musique discordante. Partenaires syndicaux, responsables politiques et personnalités publiques ont appelé les jeunes à venir battre le pavé à leurs côtés pour s’opposer au PLRFSS. Mais si les jeunes sont venu.e.s grossir les rangs des manifestant.e.s après le recours au 49.3, le raz-de-marée juvénile n’a cependant pas eu lieu. Pourquoi?
L’essai de Salomé Saqué, Sois jeune et tais-toi, apporte quelques éléments de réponse tout en clouant le bec à ceux qui critiquent la jeunesse. Régulièrement prise pour cible sur les réseaux sociaux où être une jeune femme engagée a tôt fait de se commuer en triple peine, la journaliste brosse le portrait d’une jeunesse des années 2020, tordant ainsi le cou aux clichés qui voudraient en faire une génération égoïste, paresseuse et vaine.
«De tout temps, les hommes ont dénigré la jeunesse.» Son essai aurait pu s’ouvrir sur ce poncif philosophique, tant il est vrai que «le clivage des générations ne date pas d’aujourd’hui». D’Hésiode à Socrate en passant par Shakespeare, Salomé Saqué rappelle à juste titre «la tendresse légendaire des aînés pour leurs cadets» et précise que c’est l’agression d’une jeune militante pour le climat, par un actionnaire de Total Energies, qui a déclenché l’écriture de ce livre. Sans être militante, la journaliste revendique une position qu’elle affiche en toute transparence dans son avant-propos: «S’il est indispensable de respecter méthodologie et déontologie, je suis convaincue que la «neutralité» journalistique est un leurre: je préfère embrasser ma subjectivité et revendiquer mon honnêteté.» Qu’on se le tienne pour dit.

Derrière le mirage de la méritocratie, se cache en réalité une féroce mise en concurrence qui sévit dès l’école

Soucieuse de la pertinence de son propos, Salomé Saqué assoit sa thèse sur une enquête sourcée, riche de données chiffrées et de références scientifiques. Sociologues, économistes, politistes et climatologues sont régulièrement convoqué.e.s pour étayer ses arguments. Sa méthode? Comparer la situation des jeunes des années 2020 à celle des baby-boomers. Si l’autrice a bien conscience qu’«au-delà des grandes tendances, la jeunesse [...] n’est pas un groupe homogène» […] et qu’«il faudrait donc parler des jeunesses», si elle ne vise pas non plus l’exhaustivité des thèmes abordés, elle [...] «espère avoir réussi à dresser un portrait authentique –bien que partiel– de la jeunesse française des années 2020 en démontant au passage quelques préjugés sur son compte.» Tout y passe: évaluation des facteurs concrets d’entrée dans la vie active, étude comparative des aspects économiques et sociaux, ou encore examen des sources d’inquiétude qui contribuent à une impossible projection dans le futur.
Il faut bien concéder qu’entre une dégradation du marché de l’emploi et un difficile accès au logement, c’est une précarité inédite qui guette des jeunes paradoxalement sur-diplômés. La massification scolaire ne s’est pas accompagnée d’une augmentation proportionnelle des offres d’emploi. Pire, la démocratisation des études supérieures n’a pas empêché la reproduction des inégalités sociales.
Derrière le mirage de la méritocratie, tant louée par leurs aîné.e.s, se cache en réalité une féroce mise en concurrence qui sévit dès l’école, discriminant ceux qui prétendent à des conditions d’apprentissage optimales (cours particuliers, écoles privées, aide parentale) de ceux qui s’accommodent d’un job étudiant, au risque d’abandonner leur scolarité. Elle se poursuit ensuite sur le marché du travail, ou contrats courts et temps partiels subis font bien souvent de la jeunesse une variable d’ajustement.

Sois jeune et tais-toi, une tentative pour réconcilier les générations entre elles

Salomé Saqué laisse la parole à cette fameuse jeunesse sur laquelle chacun.e a son mot à dire mais à qui on laisse bien peu d’espace médiatique, politique ou public pour s’exprimer librement. Les nombreux témoignages à ce sujet laissent entendre une défiance envers un monde politique cerné par les «affaires», envers des institutions méconnues ou des forces de l’ordre dont le «monopole de la violence légitime» est remis en question. Ils traduisent aussi et surtout l’angoisse grandissante face à des enjeux écologiques insuffisamment abordés dans les médias, mais pas pris au sérieux par une classe politique vieillissante.
L’autrice le martèle: «Jamais une génération n’a été comme la mienne au pied du mur. Il ne s’agit évidemment pas de dire que nous souffrons davantage ou de tenter vainement d’établir une échelle de valeur absurde dans la charge que chaque génération a eu à supporter depuis que le monde est monde. Si d’autres avant nous ont souffert —et bien davantage, indiscutablement— la nouveauté est ailleurs: dans la responsabilité que nous, humains, avons dans la catastrophe à l’œuvre et dans son irréversibilité.» Pas de brûlot contre les boomers donc, mais une tentative de réconcilier les générations entre elles, «un appel à l’aide, une main tendue à destination de nos aînés.» Alors, «Jeunesse lève-toi 12», oui. Mais nous? Quand nous lèverons-nous pour la jeunesse?
La Fille Karamazov

  1. Varsovie – L’Alhambra – Paris album de Damien Saez (2008).
  2. Projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale.
  3. Op. cit. p. 28.
  4. Sois jeune et tais-toi – Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse de Salomé Saqué (2023), p27.
  5. Op. cit. p. 8.
  6. Op. cit. p. 16.
  7. Op. cit. p. 16.
  8. Op. cit. p. 270.
  9. Le Savant et le Politique de Weber, M., Aron, R. (2002), trad. Freund, J., éd.10/18, poche.
  10. Sois jeune et tais-toi – Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse de Salomé Saqué (2023), éd. Payot, p.13.
  11. Op. cit. p. 276.

Sois jeune et tais-toi – Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse de Salomé Saqué (2023), essai paru aux éditions Payot, 320 pages, 19,90€.