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À LA PAGE Le Visage de nos colères

Ce premier essai de la philosophe Sophie Galabru est une ode à la colère. Démontant un à un les arguments visant à discréditer cette émotion, l’autrice défend le droit de s’énerver de façon individuelle ou collective envers les personnes qui nous portent atteinte. Ainsi, nos colères passeraient d’un sentiment à refouler au nom d’une prétendue sagesse à une force libératrice –source de créativité.

Légitimer la colère, l’accepter et l’extérioriser pour aller de l’avant: le projet de Sophie Galabru a la double qualité d’être à la fois ambitieux et original. Ambitieux par la qualité des recherches qui appuient chaque argument de l’ouvrage: à la fin du livre, on ne trouve pas moins de 37 pages de notes comme autant de références de films, d’acteurs, d’auteurs ou d’autrices, de philosophes, de sociologues,… Le Visage de nos colères constitue une démarche originale pour questionner dans tous les sens la mauvaise réputation de la colère. Laquelle peut s’avérer salvatrice, saine et créatrice, à condition d’accepter de la voir telle quelle. Pour cela, un changement de point de vue est nécessaire.
L’ouvrage est découpé en trois parties assez didactiques. La première, L’histoire d’un empêchement, s’attelle aux raisons du rejet de la colère par la majorité des sociétés. La deuxième partie, Philosophie d’une émotion défendue envisage quant à elle la colère comme une nécessité vitale, et prend acte du pouvoir créateur qu’elle peut générer chez toute personne –notamment chez les artistes. La troisième et dernière partie s’attaque à la colère populaire collective contre le gouvernement en place: «La colère sociale et politique a la même vertu que l’agressivité vitale et défensive, elle cherche à éviter le refoulement et le ressentiment, mais encore l’inertie douloureuse et injuste. Par leur colère, tous, nous avons conquis des droits, des libertés, des élargissements de nos modes de vie.» […] On a pourtant vu en France le président Macron évoquer “un capitalisme résilient” au Forum économique mondial de Davos de juin 2020. Son gouvernement nommait un projet de loi «Climat et résilience». Comme si les violences infligées à la nature ou par des rapports de force capitalistes étaient comparables à des traumatismes individuels. Comme s’il fallait accepter l’inacceptable: la destruction de la nature, l’exploitation sociale, la hausse croissante des inégalités.» Bien sûr, la notion de pardon est passée au peigne fin par Sophie Galabru –pour qui le pardon permettrait davantage d’évacuer tout problème plutôt que d’en permettre la résolution. Intéressant, l’ouvrage se veut également personnel. Et l’autrice de s’amuser à jongler entre développements théoriques et anecdotes intimes, que la première phrase illustre parfaitement: «La colère m’a changée.»

«Cette dévalorisation de la colère parfume l’atmosphère»

Une partie de l’œuvre de Sophie Galabru présente les stratégies dont le but est de discréditer l’affect et la colère. «Cette dévalorisation de la colère parfume l’atmosphère; elle survole discrètement nos relations comme les rayons de développement personnel de nos librairies : Ne pas se mettre en colère, les Astuces pour gérer son émotion, les Conseils pour éviter de craquer. Transformer sa colère, la métamorphoser en bonne énergie, la transmuter en un pardon ou en dialogue semble être un art de l’attitude sage ou positive. Il y résonne un je-ne-sais-quoi d’un peu faux, d’un peu décalé par rapport à ce que nous vivons.» A travers les multiples injonctions et les conseils selon lesquels il ne serait pas sain de se mettre en colère, il s’agit de dire que la colère est une émotion inutile. «Cela revient à nous faire croire que le bien-être ne se conquiert qu’à partir d’une somme de plaisirs. Or et paradoxalement, il est parfois des épreuves qui nous aident à le conquérir», estime la philosophe, qui montre que, à force de ne plus oser se mettre en colère, l’être humain atteint le stade de la sidération pour esquiver les épreuves.
Une des stratégies utilisées par les détracteurs de la colère est de déshumaniser les colériques, ce à quoi s’oppose frontalement l’autrice. Non, les colériques ne sont pas victimes de la haine, cette «passion irrationnelle qui s’enracine lentement […] et qui se nourrit des fantasmes qui motivent à désigner un ennemi», mais ils connaissent une «émotion brusque sentie dans le corps». Les colériques ne sont pas non plus des fous, bien que «la colère dérange tout autant que la folie, peut-être parce qu’elle semble en être l’euphémisme, l’antichambre, l’astre connexe». Les colériques ne sont pas des bêtes comme le personnage Hulk de la maison d’édition Marvel Comics, qui devient un monstre vert aux gros biceps quand il enrage. «A bien y réfléchir, c’est plutôt l’absence d’émotion et de sensibilité qui révèle une dangereuse déshumanisation», pointe si justement l’autrice.
Non, les colériques ne devraient pas être infantilisé.e.s, ce qui reviendrait à confondre les caprices d’enfants et l’émotion légitime que les adultes peuvent ressentir. Et ce bien que les enfants aient aussi des colères légitimes, qui pourraient s’expliquer par «l’absurdité d’une existence dont le sens n’apparaît pas», analyse l’autrice en citant Albert Camus. Enfin, non, les femmes colériques ne sont pas des hystériques, terme qu’elles entendent malheureusement trop souvent encore. On remarque, et tout particulièrement dans cette grande partie, que l’intention de la philosophe est de prendre la lectrice, le lecteur par la main en lui permettant de s’interroger sur les notions abordées et qu’elle ne se contente pas de lancer des idées abstraites en vrac. Ce qui constitue une grande qualité pour un ouvrage philosophique qui peut vite perdre une personne peu familière de ce type de lecture.

Une réaction saine et naturelle, source de vitalité
Pour Sophie Galabru, il faut voir dans le ressenti de la colère un signe de santé, une réaction saine et naturelle contre des blessures infligées. Rejoignant la thèse de Camus dans l’Homme révolté (Gallimard, 1951), elle conçoit la colère comme l’indice d’une offense faite à notre justice personnelle. Le sujet en colère protesterait alors contre ce qu’il estime être un abus d’autorité– se rebellant contre la domination pour mieux défendre sa liberté.
Loin d’être une aliénation, cette rage légitime tracerait alors la voie de l’émancipation personnelle ou collective, ce qui semble bien plus sain que d’accepter une frustration profonde en silence. L’autrice défend en ce sens les colères des enfants ou des adolescent.e.s contre leurs parents et les adultes, celles des artistes contre les bourgeois, et celles des femmes contre le système de domination patriarcal. Plus encore, la philosophe estime que la colère permet de fluidifier ses relations avec les autres, reprenant les idées du professeur en neuropsychologie de l’émotion et de neuroscience affective Didier Grandjean, qui affirmait qu’«émettre des signaux d’irritation ou de colère va permettre de réguler l’interaction sans qu’on passe à l’agression».
Dans son ouvrage, Sophie Galabru précise que la condition sine qua non de cette régulation est que l’autre partie soit réceptive. Elle le développe page 137: «Ces avertissements régulent un rapport et sa conflictualité; si l’autre partie les entend et les prend en compte, nous ne basculerons ni dans l’escalade, ni dans l’agression.»
En résumé, Le Visage de nos colères de Sophie Galabru répond aux trois exigences qu’on peut attendre d’un essai philosophique: clarté du contenu, qualité d’écriture et référencement des propos. L’ouvrage livre en plus de 300 pages de quoi comprendre toutes les notions abordées sans s’énerver, bien que «nous devrions aimer la colère, parce qu’elle est un art de vivre en commun sans rien perdre de soi».
Un livre à recommander en ces temps agités, qui permettra de voir la colère sous un autre jour et de comprendre comment et où elle prend racine. Cela rappelle l’actualité des populations qui se soulèvent de plus en plus souvent dans le monde. A commencer par la France…
Cécile Moine

Le Visage de nos colères de Sophie Galabru est paru en février 2022 aux éditions Flammarion. L’ouvrage, de 320 pages, est disponible en version papier (20,90€) et en numérique (13,99€).

Sur l’autrice
Sophie Galabru est docteure et agrégée de philosophie, et elle enseigne cette matière au lycée et à l’université. Ses recherches portent notamment sur la phénoménologie, la narration et la philosophie du temps. En 2020, elle consacre d’ailleurs sa thèse à la notion de temps chez Emmanuel Levinas. Sophie est l’une des petites-filles de l’acteur Michel Galabru (1922-2016).