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5 Réponses sur… L’Ajar

C’est marqué blanc sur noir sur son logo, l’Ajar est l’Association des journalistes antiracistes et racisé.e.s. C’est à la Flèche d’Or, ancienne gare parisienne, que l’Ajar a exposé le 5 mai dernier à un public venu nombreux pourquoi elle s’attaque au racisme dans le journalisme. Elément moteur pour davantage d’inclusion dans les rédactions, l’Ajar remet en cause le train-train exclusif et quotidien de la profession. Que celles et ceux qui l’aiment prennent en marche ce train. Khedidja Zerouali, une des porte-paroles de l’association et journaliste à Mediapart, a répondu à nos questions.

1. L’association Ajar, c’est qui et elle sert à quoi?
C’est entre 150 et 200 journalistes de la presse écrite, numérique, audio et télévisuelle qui sont basé.e.s en Ile-de-France et ailleurs, même si la majorité de nos membres est parisienne. On est une association composée de pigistes, de journalistes en CDI et d’un peu d’étudiant.e.s. On s’est regroupé car nous subissons des discriminations en raison de notre couleur de peau, de nos origines ou de notre religion, ce qui peut se combiner par ailleurs avec d’autres facteurs de discrimination comme le fait d’être une femme, une personne en situation de handicap ou issu.e de la communauté LGBTQIA. Notre gouvernance est assez démocratique, on fonctionne par petits groupes en commissions thématiques. Mais l’organe qui donne une direction à l’association est composé de 15 personnes. A chaque assemblée générale, on en fait rentrer ou sortir certains membres selon leurs disponibilités. On n’a pas de locaux pour l’instant, on se retrouve chez les un.e.s ou les autres, ou à la revue Africultures.

L’Ajar existe car il y a un manque criant de diversités sociale et raciale dans les rédactions françaises, qu’elles soient considérées comme de gauche ou de droite. Or nous pensons que pour parler à la société il faut lui ressembler. On ne va pas calquer son exacte composition dans les rédactions, mais le différentiel reste assez énorme. Dans ces temps où les journalistes subissent une grande défiance venant d’une partie de la société, il serait enfin temps qu’on lui ressemble un peu plus.

Nous assistons à une fascisation accélérée de l’espace public – notamment sur les chaînes d’information en continu. Pas toutes au même niveau, mais il persiste un vrai problème dans la médiatisation du racisme, car il y en a très peu en réalité voire la médiatisation crée le racisme dans certains faits. On s’attelle à deux choses, on a une double besogne comme disent les cégétistes: qu’il y ait davantage de diversité dans les rédactions, et faire une critique antiraciste radicale des médias, ce qui passe par des threads, des articles, etc. Ensuite on contacte les médias pour leur dire «Attention, il y a des biais racistes dans votre article!». On fait donc des analyses d’articles, de unes, de photos, de couvertures…, dont on estime qu’elles sont racistes.

Parmi les alertes qu’on a données, il y a eu celle de France Bleu qui a publié un article sur les chauffeurs VTC (voiture de transport avec chauffeur): la photo d’illustration était un chimpanzé au volant… C’est d’un racisme sans borne quand on sait que les chauffeurs VTC sont des personnes racisées en majorité. C’est l’animalisation des personnes noires et arabes. A France Bleu, on leur a dit en interne… et ils ont fini par changer la photo et par s’excuser publiquement.

Parfois, certains restent têtus. Sur Twitter, notre association a fait un thread sur le traitement éditorial d’un article de la Charente libre qui titrait «Ces Chinois qui tiennent nos bureaux de tabac». Le titre est raciste parce qu’il fait une différenciation entre des personnes françaises d’origine chinoise et les autres. De plus, l’article est un ramassis d’approximations racistes qui nourrissent une mythologie autour des personnes asiatiques. On a pris chaque extrait d’article et on a répondu en expliquant en quoi c’était raciste. La direction de la Charente libre nous a répondu dans un article publié sur leur site. C’était complètement à côté de la plaque, et presque plus raciste encore que l’article lui-même. Si la direction n’a pas été sensibilisée, on se dit que des journalistes de la rédaction l’ont peut-être été. On se dit aussi que, avant d’éditer une autre couverture raciste, la direction y réfléchira peut-être à deux fois. Sans notre organisation, cette une serait passée inaperçue.

2. Lors de la soirée de lancement, on a pu entendre des témoignages dans la salle disant que des écoles de journalisme humiliaient leurs élèves racisé.e.s. Comment c’est possible, dans un milieu prétendu intellectuel?
J’ai récolté les témoignages sur les propos discriminants et racistes des étudiant.e.s dans les écoles de journalisme, des rédactions et sur le terrain. J’en ai reçu des dizaines et des dizaines. Ce qu’on dit à l’Ajar, c’est que le racisme fait partie intégrante de la société et que, donc, les médias ne sont pas dans une bulle extérieure à elle. Il existe des violences sexistes et sexuelles dans la société comme au sein des rédactions. Pareil pour le racisme et l’homophobie. On s’attelle à le combattre, et à faire en sorte d’avoir une couverture médiatique plus exigeante, plus proche des faits et s’éloignant des fantasmes racistes de certain.e.s.

Avant de plonger dans le grand bain du journalisme, on devrait passer par une sorte de pédiluve [petit bassin qu’on traverse dans les piscines publiques, NDLR]. Et ce, dès les écoles de journalisme. C’est là que tout s’apprend – y compris cette culture corporatiste où on ferme souvent les yeux sur les violences racistes, sexistes et homophobes. On ne reproche pas aux école le racisme – on leur reproche de ne rien faire ou de ne pas faire assez lorsque leurs élèves y sont confronté.e.s. Comme il n’y a pas de garde-fous sur ces questions-là, les racistes s’en donnent à cœur joie.

On pratique une profession, le journalisme, où on parle peu de nous et de nos conditions de travail. Dénoncer le racisme, l’homophobie ou les violences sexistes et sexuelles dans notre milieu est considéré comme étant anti-confraternel…

3. Dans son génial livre le Génie Lesbien, la militante féministe Alice Coffin explique en quoi se passer de tout profil dans le métier nuit à la qualité et à la richesse de l’information…
En étant plus proche de ce qu’est la société, on peux lui parler avec plus de justesse. Sans enfermer les gens dans de catégories, car ce n’est pas parce que nous sommes des personnes racisées ou issu.e.s de milieux modestes que nous devons rester cantonnées aux sujets qui concernent la pauvreté, le social… On considère qu’avec une formation suffisante (école ou autre type de formation professionnelle), on est capable d’écrire avec beaucoup de justesse sur l’environnement, l’international, la politique française, le social, l’économie, etc. On considère que plus il y a de personnes racisées et antiracistes dans un média, moins il y a de risque pour qu’une couverture raciste soit publiée. Car nous lançons aussi l’alerte dans nos rédactions.

A l’Ajar, on réalise un kit de formation spécifique sur les biais racistes qu’on va donner aux écoles et aux rédactions. Il renferme des informations sur «qu’est-ce que sont les biais racistes», utiles quand on couvre des sujets sur certaines communautés (comme les gens du voyage), et des informations sur les biais antisémites ou islamophobes. La commission formation va le distribuer dans des écoles de journalisme, et même dans des lycées. C’est donc une construction de l’antiracisme global qu’on essaye de pratiquer.

On a échangé avec Alice Coffin et Lucas Armati [respectivement cofondatrice et cofondateur de l’AJL, l’association des journalistes lesbiennes, gays, bi.e.s, trans et intersexes, NDLR], qui nous ont donné quelques conseils.

En réalité, on est assez proches d’une initiative comme celle de l’AJL. C’est sur leur modèle qu’on a créé l’Ajar. L’AJL lutte pour une une critique radicale de l’homophobie et de la transphobie dans les médias, et fait en sorte que les sujets visant une meilleure inclusion des personnes LGBTQIA soient célébrés, et en même temps ils constituent aussi un bon réseau pour les journalistes LGBTQIA, par exemple.

4. Comment l’Ajar peut-elle accompagner aujourd’hui un.e jeune journaliste racisé.e qui a intégré le métier ou qui souhaite le faire?
Il y a le comitaf, le comité où on se fait passer les offres d’emploi, parce qu’elles ne sont pas publiques dans la profession – nous le dénonçons. Entre membres, on se relit aussi les lettres de motivation et les CV afin d’aider à être les plus prêt.e.s possible pour intégrer des rédactions. On discute de qui sont les employeurs qui pourraient potentiellement être sensibles aux questions que soulèvent l’association. Nous avons aussi le comiteuf, qui organise les fêtes, et des temps où on se voit pour parler média, mais également d’autres choses.

On a aussi le comité soutien et parole, qui vise à ce que les personnes qui se sentent mal dans une rédaction ou qui ont subi des burn out ou encore de la discrimination puissent venir en parler dans un espace où elles se sentent en sécurité, où elles savent que cela ne va pas en sortir. Ce sont des réunions à thème, et la première était sur le syndrome de l’imposteur: qu’est-ce que c’est et comment le combattre, par exemple. Les gens viennent parler assez librement.

Il y a un comité droits des journalistes, actuellement tenu par deux personnes qui sont des syndicalistes dans leur rédaction, un au SNJ et un au SNJ-CGT. Les personnes qui ont des problèmes pour se faire payer des piges, qui subissent de la discrimination, ou qui ont des problèmes d’ordre juridique dans leur rédaction peuvent y obtenir de l’information et se battre pour faire reconnaître leurs droits.

Nous avons créé un comité laïcité, où on essaye de faire en sorte pour que les personnes qui portent le voile, notamment, puissent être mieux intégrées dans la profession. Il y a un grand scandale passé sous silence pour l’instant, mais les femmes portant le voile ne peuvent pas figurer telles quelles sur leur carte de presse. A l’Ajar, on estime que c’est une discrimination sans précédent de la part de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP). On va y travailler sérieusement.

Il y a d’autres comités, bien sûr, mais je ne peux pas tous les citer.

Rappelons que les qualités professionnelles d’un.e journaliste n’ont aucun lien avec ses origines ethniques et sociales. Parmi nous, il y a sans doute des perles du journalisme dont il serait dommage de se priver par racisme.

5. L’Ajar appelle les journalistes confronté.e.s au racisme à adhérer à l’association et invite les rédactions, les écoles, les syndicats et les collectifs de journalistes à travailler avec vous. Avez-vous été sollicité.e.s depuis le lancement, et par qui?
Pas depuis le début, car on s’est construit en sous-marin. Depuis, on a pas mal d’allié.e.s. Déjà, les associations de journalistes qui nous ressemblent, dont l’AJL avec qui nous travaillons très régulièrement.

On a évidemment un partenariat avec La Chance – Pour la diversité dans les médias, aux concours, parce qu’on est sur le même constat: on milite pour plus de représentation des personnes racisées et issues de milieux modestes. A l’Ajar, on n’imagine pas l’un sans l’autre, donc c’est avec le plus grand des naturels que La Chance a signé notre tribune et qu’on va travailler ensemble.

On collabore également de manière étroite avec le SNJ-CGT, puisque nous sommes plusieurs membres à y êtres syndiqué.e.s. Moi, je le suis depuis ma première semaine de contrat à Mediapart. C’est logique car la SNJ-CGT a, dans son congrès précédent, consacré tout un texte sur le racisme au sein des médias. Il a été le premier syndicat à le faire, qui a même réalisé une analyse quasi sociologique sur le racisme dans les médias, avec une grande enquête menée par deux journaliste qui sont membres de notre association. On a déjà eu des réunions avec le SNJ-CGT pour réfléchir à ce qu’on pouvait faire ensemble, et il y a plein de choses à faire.

Le plus fort syndicat de la profession, le Syndicat national des journalistes (SNJ), nous soutient aussi. On imagine des suites avec le SNJ, qui a signé notre texte, même si c’est un peu moins abouti pour l’instant qu’avec le SNJ-CGT.

Je crois qu’il y a beaucoup de gens qui attendaient que notre association se crée, notamment du côté des personnes racisées, également du côté des organisations qui voyaient bien le problème mais qui ne trouvaient personne avec qui en parler. Je ne dis pas qu’elles ont toujours été proactives, sinon notre association n’aurait pas été créée. Mais maintenant que l’Ajar existe, elles sont favorables à cette démarche.

Après on verra parce que, pour l’instant, tout cela ce sont des discussions. Nous ce qu’on veut, ce sont des postes, des CDI, une meilleure représentation des personnes racisées dans les médias, et un meilleur traitement des questions liées à la race dans ce milieu. On n’en est qu’au tout début. On va continuer à construire nos partenariats pour qu’ils soient les plus forts possibles, sans jamais rien renier de notre radicalité. On ne va pas se perdre dans des partenariats pour des partenariats.

Propos recueillis par Claudine Cordani