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INTERVIEW LECTURE Benjamine Weill

L’univers du rap, Benjamine Weill le connaît à plus d’un titre: en qualité de grande amatrice, comme travailleuse sociale dans le 93, formée à la philosophie et en tant que collaboratrice de plusieurs médias spécialisés. Celle qui accompagne dans leurs projets des artistes de hip-hop vient de publier A qui profite le $ale, un livre qui raconte le Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français. Instructif.

Est-ce que l’art apporte une dimension politique?

Pour moi, il y a une dimension politique à l’art. Comme il y a une dimension politique au divertissement. Il y a quelque chose de politique à toute production humaine. En plus, il y a quelque chose dans l’art qui vient questionner l’air du temps, sans forcément être du côté de l’engagement politique construit, référencé. Ce n’est pas que l’art est politique dans le sens où il a un message politique à diffuser, mais il y a une dimension politique à l’art, oui. Parce que dans la production humaine, dans ce que chacun.e produit, il y a quelque chose de politique. Le fait de s’engager publiquement, de mettre ses tripes sur la table comme un artiste peut le faire, parce qu’il représente un univers, parce qu’il présente son intériorité, quelque part, oui, il y a quelque chose de politique là-dedans.

Benjamine Weill, t’es qui?

J’ai une formation de philosophe, mais je ne suis pas une universitaire. Je travaille dans le secteurs du social et du médico-social depuis mes 20 ans (protection de l’enfance, handicap, mineur.e.s non-accompagné.e.s, exclusion, adolescence, accompagnement de personnes addictives, etc.). A la fac, je faisais partie des étudiant.e.s qui travaillaient à côté. D’ailleurs, je n’ai pas eu le loisir de faire une thèse.
Ça fait maintenant dix ans, et sans avoir de diplôme dans le social, que je fais de la formation, du conseil, de l’analyse des pratiques, et de l’accompagnement d’équipe pour des services sociaux et médico-sociaux.
J’ai grandi dans le 91, et j’ai eu la chance dans les années 1990 de passer un an aux Etats-Unis dans une famille d’accueil qui était du Queens. C’est là que j’ai découvert la culture hip-hop. [Elle assiste à ses premières block party aux Etats-Unis et s’intéresse au rap français en rentrant. On est en 1995, et le film de Mathieu Kassovitz La Haine vient de sortir, NDLR.]
Je fais partie d’une génération qui a été portée par cette culture, que j’ai toujours utilisée, que ce soit en philosophie ou dans le travail social, mais de manière assez empirique. Depuis 2015, je formalise tous mes pans de vie par des écrits. J’ai commencé un peu dans Le Nouvel Obs, puis dans le Huffington Post et à Mediapart, où j’ai commencé un peu à illustrer les faits de société. Notamment les questions sociales à partir du rap français. J’ai expérimenté toute la dimension culture du hip-hop, j’ai écrit des choses dessus, et eu beaucoup de notoriété pour ma façon d’aborder le rap et les questions de société à travers lui. Ma vision philosophique autour du rap français n’était pas habituelle.

De quand date ton intérêt pour le rap?

Je le situe autour de mes 15 ans, quand je pars aux Etats-Unis. Pour la faire courte, je pars avec dans mon sac Nirvana et Noir Désir… et je reviens avec le Wu Tang Clan et les Fuggees. [Elle le raconte dans son livre A qui profite le $ale*, NDLR.]

C’est quoi tes coups de cœur du moment?

Côté nana, j’aime beaucoup en ce moment Skia, Nayra (Maquette, Téma la go, etc.) et Eesah Yasuke. Côté mec, j’aime bien Dosseh (Djamel), Isha (Loyauté), etc.

D’où vient ton questionnement sur la dimension sociologique?

J’ai plus un questionnement que je vais qualifier de philosophique parce que, quelque part, j’ai un sentiment accru de la nécessité d’une évolution sociale. Ce sentiment-là vient du fait je suis issue de la bourgeoisie. J’ai grandi dans un environnement où j’ai fréquenté l’école publique, j’ai grandi en banlieue parisienne, on était très mélangé.e.s à l’époque dans les années 1990, surtout là où je vivais. On pouvait fréquenter à la fois les Pyramides (quartier d’Evry) et les pavillons.
En arrivant aux Etats-Unis, je découvre cette culture et une autre façon d’envisager la sociologie, que je ne connaissais pas en tant que française. J’arrive dans une famille dont le père est immigré italien, et les conditions d’immigration n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Je suis d’une famille historiquement plutôt à gauche en terme de pensée, la gauche chrétienne ou la gauche démocrate comme on dit… voire même un peu gauche caviar sur deux-trois trucs, on ne va pas se mentir.
C’est aux Etats-Unis qu’on va me renvoyer à ma judéité. Je vivais une forme d’antisémitisme classique autour de mon prénom et de mon nom. J’ai une sensibilité sur ces questions-là par mon histoire, du fait que j’ai des grands-parents très investis en politique. Je me trouve aux Etats-Unis quand Chirac est élu. Là, on va me dire «Enfin, la France n’est plus un pays communiste!» Des gens se mettent à me reparler… D’avoir vécu ce changement est née ma conscience politique. J’avais des convictions politiques de famille, d’adolescente qui pense un peu comme ses parents. C’est en partant aux Etats-Unis que je commence à construire ma propre représentation. On va me demander de faire des choix dont je n’avais pas envie entre certaines communautés… Je me suis trouvée confrontée à une autre réalité que celle vécue dans ma banlieue.

Par rapport à cette époque, penses-tu qu’on a depuis en France davantage d’informations sur l’évolution des communautés américaines et vice versa?

Je pense qu’il y a encore une vision très idéalisée de la vie américaine de la part des Français.e.s. Les Américain.e.s exercent une fascination sur le monde, que ce soit en France ou ailleurs.
Quelque chose évolue des deux côtés. Il y a quelque chose qui bouge à la fois dans la perception qu’ont les Etats-Unis de ce qui se passe en France, où ils sont plus ouverts qu’à l’époque où je l’ai connue. Là-bas, on s’intéresse un petit peu plus à ce qui se passe en France, mais en France, ça s’est déplacé. C’est-à-dire qu’on est davantage sur un antiaméricanisme primaire comme celui qu’on a connu des années 1990 aux années 2000. Aujourd’hui, il reste une sorte de fascination pour le mode de vie de l’american way of life, qui a toujours un peu existé dans certains milieux plutôt situés à droite mais qui, aujourd’hui, s’est imposé comme une sorte d’évidence pour tout le monde dans cette espèce de conception très individualiste du self-made-man.

C’est quoi la différence majeure entre la culture hip-hop américaine et la française?

Quand une culture s’exporte, elle vient se nourrir de celle qui l’accueille. Elles se construisent ensemble pour devenir une nouvelle culture, en fait. C’est pour ça que ce c’est pas transposable avec moi. Quand je parle du rap, je parle seulement du rap français. Je ne parle pas du rap américain, car ce c’est pas mon objet. Quand je fais des révélations sur le rap français, c’est par rapport à la politique française, pas par rapport à ce qu’il se passe aux Etats-Unis.
En France, le hip-hop s’est approprié quelque chose d’une certaine représentation républicaine de la citoyenneté, alors que le hip-hop à l’américaine s’est axé davantage sur le versant économique –ce qui est tout à fait lié à la pensée et à la culture américaines qui sont beaucoup plus pragmatiques. En France, il y a une dimension plus symbolique dont le rap français s’est emparé. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a cette image du rap français très engagé. Mais ce n’était pas forcément le cas, il n’était pas seulement engagé, loin de là. On a cette perception depuis la France, c’est dire comment on s’approprie les cultures. On a besoin de leur donner un côté symbolique. D’ailleurs, ça se voit aujourd’hui où certains rappeurs étrangement blancs vont avoir le droit de faire de la poésie, quand d’autres vont faire du rap pour les petits.

Tu as déjà écrit une chanson de rap?

Plus jeune, oui, mais personne n’y aura accès. Je ne compte pas en écrire une autre, parce que j’ai trop de respect pour le rap. Je m’y suis essayé, mais ce n’est pas là que j’apporte quelque chose.

Que dit la culture rap de nos sociétés?

Ca dépend du rap parce qu’il y en a de différents. Chaque artiste de rap développe son propre univers. Parler du rap en soi c’est toujours gênant. Cette musique vient raconter quelque chose de la société dans laquelle on vit et de ses impensés sociétaux. Le rap continue de raconter quelque chose. Dans le côté provoc, mais pas que. A l’intérieur, il y a aussi le rap provoc qui est formaté industrie, ça c’est autre chose, il y a aussi le rap industriel, mais ce n’est pas ce qui va m’intéresser le plus. Si tu veux bien bouffer, tu vas pas bouffer le rap «mcdo».

Quels sont les impensés sociétaux que le rap traite aujourd’hui?

Y’a la question du sexisme, qui reste un impensé sociétal. En ciblant le rap comme étant le grand méchant loup sexiste, il y a quelque chose qui empêche de voir que le sexisme ordinaire va se jouer à d’autres endroits. Il y a une forme de sexisme qui est véhiculée par le rap qu’il faut aussi questionner. Ce n’est pas forcément que le rap fait ça volontairement. C’est aussi, parfois, comment on va l’écouter parce qu’il y a quelque chose de brut, de parfois archaïque, de moins enrobé que dans la variété ou dans la poésie.

Qu’est-ce qui t’as plu chez Eesah Yasuke?

Elle a une écriture hyper intéressante parce que très rythmée, ce qui est dû à un bon choix de prod. Son univers fonctionne bien. Etlle va travailler du côté de l’aérien, il y a quelque chose que je trouve vraiment intéressant à cet endroit-là, et des super punchlines. Elle propose quelque chose qui lui ressemble, et n’est pas là où on l’attend. Pour moi, le côté hip-hop c’est aussi de surprendre. C’est là où, pour moi, le rap industriel n’est plus très hip-hop. Je peux l’écouter en soi, et je peux m’enjailler dessus, mais ça m’intéresse plus. C’est mon côté philosophe: j’attends que ça éveille quelque chose de la pensée, même si c’est pas forcément du côté du texte que ça se passe.
Par exemple, le duo PNL, sans être du côté du texte mais de celui musical, a amené des choses qui peuvent être très hip-hop. Ils ne sont pas politiques, mais ils ont quelque chose de politique. Quant à Eesah Yasuke, elle a un vrai groove. C’est ça qui fait qu’elle arrive à t’emmener, y’a un truc d’hyper sensuel, elle est très forte là-dessus. C’est un type de rap. Elle est hyper moderne et arrive à faire un truc plus proche de la techno parfois, en tout cas dans sa musicalité. Elle a aussi un flow hyper débitant et percutant, et se situe plutôt entre le chant et le rap. Ce sont donc deux genres, deux univers radicalement différents, c’est pour ça que la catégorie de «rap féminin» me dérange énormément.

Ça bouge comment dans le rap, en ce moment?

Le rap reste omniprésent sur les ondes, ce n’est pas pour autant qu’il est culturellement valorisé: il continue d’être l’objet d’énormément de critiques. Mais il représente un si gros gâteau, que tout le monde a envie d’en manger un morceau.

Tu nous parles un peu de ton livre A qui profite le $ale…

L’idée est de montrer comment derrière le sexisme affiché dans le rap français et l’assignation du rap au sexisme, cela renvoie à une forme d’impensé beaucoup plus raciste en creux, qui est un racisme inhérent au système capitaliste libéral qui s’enferme dans le rap game. Le «sale» est devenu étendard du rap, mais pas au sens rapologique du terme de départ, à savoir «faire du sale» c’était quelque chose de positif. Aujourd’hui «faire du sale» signifie faire de la maille à tout prix, avec tous les enjeux capitalistes possibles. C’est un détournement qui, pour moi, ne rend pas non plus service aux rappeurs… Je propose une autre façon d’envisager le rap français. Car à force de voir du sale, on en oublie que ça peut être autre chose.

As-tu d’autres projets en cours hormis l’écriture?

Je continue de monter des projets avec mes équipes, mais je ne peux pas tout diffuser. J’ai aussi des projets de podcasts sur YouTube.

Une punchline pour clore cette ITW?

«Le mâle fait l’alpha, mais y’a pas de plan B», d’Eesah Yasuke.
Propos recueillis par Claudine Cordani

* Ouvrage en trois parties: Transplantation, Epouvantails, Bientraitance, riche de dix pages de discographie.

A qui profite le $ale – Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français de Benjamine Weill, ouvrage paru aux éditions Payot en avril 2023, 318 pages, 20,50€.