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ÀL'ÉCRAN Blue Jean


A travers la trajectoire d’une professeure de sport lesbienne, Georgia Oakley revient sur un pan méconnu de l’histoire britannique: la Section 28, loi homophobe de 1988, qui a participé à l’autocensure dévastatrice de personnes LGBT+, empêchant notamment «les établissements scolaires de faire la promotion de l’acceptabilité de l’homosexualité en tant que prétendue relation familiale».
Blue Jean est un film rare. C’est aussi le premier long-métrage de la jeune réalisatrice britannique Georgia Oakley. Habituée que je suis à débarquer dans les salles avec des informations parcellaires (le thème traité, le réalisateur, le casting), la surprise, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est toujours au rendez-vous. Néanmoins, il n’est pas commun que je sorte d’une séance aussi bouleversée: balançant entre colère et mélancolie, dotée d’une note d’espoir certaine et de l’assurance que l’on gardera près de soi ce long-métrage comme un doudou attendu depuis trop longtemps. Et même si le sujet du film ne vous concerne pas directement, c’est bien suffisant pour qu’on vous encourage à aller voir cette pépite, récompensée du Prix du public au festival de Venise et d’une nomination aux Bafta 2023.
Doux à l’œil et à l’oreille et contant la grande histoire par la petite, Blue Jean réunit tout ce qu’il faut pour mobiliser un public plus large que la seule communauté LGBT+, et ce serait bien dommage de s’en priver. Si le film, qui relate la vie d’une professeure d’EPS (éducation physique et sportive) lesbienne (Jean, incarnée par Rosy McEwen) dans un contexte de stigmatisation de la communauté LGBT+ lors des années Thatcher, est une représentation particulièrement précieuse pour les concernées, il parlera à toute personne hors du cadre instauré par la société patriarcale. C’est-à-dire à toute personne obligée de compartimenter un tant soit peu sa vie, en quête d’espaces où elle peut enfin être pleinement elle-même.

Entre négation de soi et tendresse politique de la réalisatrice

Ce pouvoir rassembleur est un tour de force lié en partie à un choix, rare lui aussi. Au lieu d’évoquer ce groupe de lesbiennes, fort badass, descendues en rappel dans la Chambre des lords en 1988 pour dénoncer les discriminations envers les LGBT+, de s’attacher à expliquer cette loi (Section 28) et les parcours des militantes, la réalisatrice a décidé de se placer à hauteur «d’une personne concernée». Georgia Oakley exposait d’ailleurs lors de l’avant-première parisienne de son film, le 6 avril dernier, «en quoi ce contexte a influencé sa vie et ses choix».
Comment vivre son identité et son couple quand les normes nous stigmatisent? Comment être un modèle, un soutien pour des adolescentes qui nous ressemblent, alors qu’on lutte encore pour trouver comment être entièrement soi-même?
La réalisatrice rappelle que «le coming out est une bataille quotidienne». Son film montre cette lutte constante contre sa propre homophobie intériorisée, mais aussi ces usantes et quotidiennes micro-agressions venues de l’extérieur. Telle la collègue qui, croyant Jean célibataire, fait le forcing pour lui arranger un rendez-vous avec un homme. Telle la seule photo de Jean trônant sur la cheminée de sa sœur, qui se trouve être… celle du jour de son mariage avec son mari. Symbole de la famille hétéronormée parfaite, cette sœur est maman d’un petit garçon. Bien qu’au courant de l’orientation sexuelle de Jean, elle lui impose de cacher à celui-ci, son filleul, sa relation avec sa petite amie Viv (Kerrie Hayes). Une relation lesbienne tout sauf naissante, que l’on prend en cours de route avec les disputes, les nouilles instantanées qu’elles partagent, lovées dans le canapé devant la télé, les réveils enlacées, le sexe, les sorties dans un bar LGBT+ friendly, l’engagement associatif. Là encore, Georgia Oakley offre une représentation peu commune des relations et des espaces lesbiens. Et, cerise sur le gâteau, aucune d’elles ne meurt à la fin

«Trente ans après, des professeures éclatent encore en sanglots en évoquant cette période»

Dans Blue Jean, tout est palpable, réaliste, touchant, qu’il s’agisse du parcours de Jean –qui ne fait «pas toujours les bons choix», une position «difficile à défendre au cinéma aujourd’hui quand il s’agit d’un personnage queer, que certains préféreraient parfait»–, de la fresque politique ambiante rappelée en filigrane par un bout d’émission TV, radio ou un panneau d’affichage installé dans la rue, de l’atmosphère de plus en plus étouffante du lycée, des dynamiques au sein du groupe d’adolescentes et de l’association de lesbiennes solidaires…
Ici, dans un monde où les endroits d’expression de soi sont considérablement réduits pour les lesbiennes, la tendresse et la sororité sont éminemment politiques.
Ainsi, il est difficile de croire qu’il s’agit d’un premier long-métrage! Il faut dire que les quatre ans de travail que le film a nécessités et les témoignages d’une cinquantaine de personnes (profs de sport lesbiennes ayant vécu pendant ces années-là, activistes, acteurs gays ou hommes et femmes politiques) qui sont venu.e.s en guider l’écriture y sont pour quelque chose. Idem pour le son, réalisé par l’équipe oscarisée pour Top Gun: Maverick. Et que dire du casting: pas une fausse note!
Georgia Oakley et sa bande ont réussi leur coup : incarner avec justesse la «culture du silence propagée par cette loi», «les effets dévastateurs sur [s]a génération», et éclairer un pan oublié de l’histoire, à l’origine d’une souffrance encore vive. «Trente ans après, des professeures éclatent encore en sanglots en évoquant cette période et les choix qu’elles regrettent. La loi a été abrogée en 2003 dans le silence médiatique, beaucoup de personnes continuent à s’autocensurer en craignant des représailles, pensant qu’elle est toujours active», rapportait la réalisatrice.
Si la Section 28 n’est qu’un exemple de «l’homophobie institutionnelle que doit endurer chaque jour la communauté LGBT+», comme le disait Georgia Oakley, et Blue Jean un appel à la vigilance d’autant plus pertinent dans un contexte de recul international des droits des minorités, son film est une promesse d’accomplissement personnel soutenue par une merveilleuse sororité.
Justine Saint-Sevin

Blue Jean de Georgia Oakley est sorti en France le 19 avril 2023. Durée: 1h37.