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À L'ÉCRAN Infiltrée

Au Guatemala, la jeune Sarita infiltre le gang du petit ami de sa sœur Bea après la disparition de celle-ci. La misère appelle la misère, qui engendre la violence. Misère. D’un genre cinématographique presque documentaire, Infiltrée vous emmène dans un voyage en apnée à Puerto Barrios, port de la violence situé sur la côte caribéenne.

– « La vie n’a aucune valeur ici. Tout le monde s’en fout de deux gosses morts dans la rue…

– Même la police?

– Surtout la police. »

Un dialogue entre Sarita et un membre de la clica, le gang de jeunes criminel.le.s où elle recherche sa sœur disparue, qui pose d’emblée l’ambiance désespérée de l’histoire. Cette microsociété enlisée dans la pauvreté et la violence rassemble les derniers espoirs de survie de très jeunes femmes et hommes pour qui la vie humaine ne veut plus dire grand-chose, mais qui savent deux choses: 1) la violence n’est pas gratuite, 2) la vie n’a aucune valeur.
Dans cette ville portuaire de la côte guatémaltèque, les différents quartiers chauds sont mis en coupe réglée par les clicas aveuglément obéissantes à leur « patron », le chef de clan, sans morale ni pitié. La jeunesse, perdue, n’a pour seul héritage et pour unique horizon qu’une extrême violence masculiniste et patriarcale ruisselant depuis la tête pourrie de cette société élitiste minée par la corruption. Le sentiment commun est que l’on ne peut plus vivre nulle part à cause de la criminalité. Absents de ces quartiers, les parents sont invisibles. Le seul père incarné de l’histoire est ce criminel redoutable qui promène ses tout jeunes fils au bord de la plage, l’impitoyable patron de la clica.
C’est une impossibilité tragique: cette jeunesse ne rêve de rien. Pour elle, il n’existe aucun ailleurs où porter le regard et projeter des rêves. Le film, lui aussi, est cadré sans aucune ligne de fuite. Il n’y a pas d’échappatoires, pas de perspective d’autre chose. Dès les toutes premières scènes extérieures le ciel nocturne est brumeux, l’horizon est bouché: seules flottent une ou deux loupiotes dans un noir flou et incertain. Et cela continuera face au fleuve ou face à la jungle. Sans espoir, sans colline ni montagne où porter le regard en rêvant d’un autre monde flanqué d’un versant bienveillant de la vie. Les personnages sont matériellement coincés. Ils vivent dans un port et pourtant aucun cadre ne les porte vers la fin de l’océan, vers la promesse d’une nouvelle terre sous un autre ciel. Pour ces jeunes, il n’existe aucun ailleurs, pas de «quelque part, au-delà de l’arc-en-ciel, bien plus haut…»*

Révélation du film, Karen Martínez (Sarita) livre une performance et une prestation d’une grande sobriété et d’une grande force

Dans une approche cinématographique quasi documentaire, avec une caméra flottante souvent portée à l’épaule, Infiltrée propose une ultra-violence froide et sans furie. Nous sommes à l’opposé des opéras de Brian De Palma et de ses effets de grand guignol. Ici, pas besoin de tronçonneuse pour nous glacer le sang. Dans un style sobre, naturel et très efficace, le réalisateur Justin Lerner nous montre que si rien n’est certain tout est possible. Surtout le pire. Quant à Karen Martínez, qui incarne l’héroïne Sarita, elle porte le film de bout en bout avec force et détermination.
L’authenticité d’Infiltrée est largement due au casting des jeunes mercenaires du gang. Notamment le choix de Rudy Rodríguez, qui incarne Andrés, le petit ami de la sœur disparue. Découvert lors d’un casting sauvage sur les lieux mêmes du tournage, à Puerto Barrios, en préparant son rôle avec un coach, il a aidé au cours de la préproduction à la réécriture de son personnage afin de refléter plus réellement ses expériences de vie.
Pour les non-initié.e.s au folklore de la société d’Amérique centrale, le titre original de ce film sous-titré est Cadejo blanco. Un cadejo est un esprit, un personnage surnaturel qui apparaît la nuit aux voyageurs sous la forme d’un grand chien aux yeux incandescents. Selon la légende, il en existe de deux sortes – on les voit apparaître peu après le début du film, et surtout juste avant la fin. Il y a le mauvais cadejo qui est tout noir et le bon qui, lui, est entièrement blanc. Diabolique, le noir intervient pour tuer, et le blanc, le cadejo blanco, représente le bien. Esprit de lumière, il protégerait les croyant.e.s fidèles et empêcherait le cadejo nero de voler l’âme des enfants, principalement ceux qui vivent loin des villes.
Ne pas louper la longue scène finale du film sur laquelle défile le générique de fin en occupant un tiers de l’écran, c’est un plan fixe en intérieur bus sur Sarita. Une performance et une prestation d’une grande sobriété et d’une grande force de Karen Martínez – qui reste la révélation de ce film. La classe.
Bruno Domercq

* Extrait traduit de la chanson Over the Rainbow chantée par Judy Garland dans le Magicien d’Oz (1939).

Infiltrée (Cadejo blanco) est un film du réalisateur américain Justin Lerner sorti le 23 août 2023 en France (2h5, Guatemala, espagnol). En 2022, il remporte le Prix du Sang neuf au Reims Polar. En 2021, Infiltrée est nominé au Toronto International Film Festival dans la catégorie Industry Selects.