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JUSTICE Au Chili, l’indemnisation des victimes collatérales des féminicides: les enfants

Derrière chaque féminicide peuvent se trouver des enfants, ces victimes indirectes en situation de dépendance. Dans sa lutte contre ce type de crime, l’Etat chilien leur dédie depuis peu une aide financière pour les soutenir jusqu’à leur majorité. En France, où le nombre de féminicides est trois fois supérieur, le sujet reste sur la table. Des responsables politiques s’emparent de mesures, parfois innovantes, proposées par des associations pour tenter de répondre à cette question…, qui n’est toujours pas une priorité.

Un pas supplémentaire vers une réponse plus efficace des pouvoirs publics face aux féminicides ? Le 19 avril dernier, la Chambre des député.e.s du Chili a adopté à une large majorité (109 voix pour et 13 abstentions sur 155 député.e.s) une proposition de «loi de réparation intégrale pour les victimes de féminicides et leurs familles».
Le Chili déplore chaque année une quarantaine de féminicides. Un chiffre néanmoins trois fois moins élevé qu’en France, où 118 femmes victimes de féminicide ont été recensées en 2022, d’après le ministère de l’Intérieur, qui vient de rendre publics les chiffres 2022 des féminicides en France.
Pour rappel, le dictionnaire Larousse définit un féminicide comme étant le «meurtre d’une jeune fille ou d’une femme par un homme en raison de son appartenance au sexe féminin» et commis sur la base d’un mépris, voire d’une haine, envers les femmes. Depuis 2022, l’Espagne, pays considéré comme précurseur sur ce sujet, distingue quatre types de féminicides dans ses statistiques officielles: les féminicides «familiaux» (par un membre masculin de la famille), «sexuels» (à la suite d’une agression sexuelle, par un homme que la victime ne connaît pas), «sociaux» (à la suite d’une agression non sexuelle) et «par procuration» (meurtre d’une femme par un homme dans le but de causer préjudice à une autre femme).

Au Chili, une aide de 180 € par enfant et par mois jusqu’à la majorité
Face à son constat, l’Etat chilien a décidé de mettre en place une mesure inédite pour les proches de femmes victimes. Comment? En instaurant le versement, jusqu’à leur majorité, d’une pension mensuelle de 160 000 pesos chiliens (l’équivalent de 180€, un tiers du salaire moyen dans le pays) à chaque enfant dont la mère a été victime d’un féminicide.
«C’est toujours utile de voir ce qui se fait dans d’autres pays parce que chez nous on se heurte souvent à la question budgétaire et on s’entend dire d’un tas de propositions qu’elles sont impossibles à mettre en œuvre», souligne Sarah Legrain, députée La France insoumise – NUPES de Paris et membre de la délégation de l’Assemblée nationale aux droits des femmes. «Il faut prendre la mesure du fait qu’un enfant dont la mère a été victime d’un féminicide, c’est un enfant qui se retrouve en réalité sans parents, puisque le père est souvent l’auteur des faits et s’est même, parfois, suicidé, nous explique la députée. Ce sont donc des enfants qui se retrouvent notamment dans une précarité matérielle. La prendre en compte, c’est une façon de se rappeler que dans les cas de violences conjugales les enfants sont aussi des victimes. S’ils n’ont, bien souvent, pas été directement victimes de ces violences, ils en ont forcément été les témoins», poursuit-elle.
Charlotte Minvielle, coresponsable de la commission féminisme au sein d’Europe – Ecologie Les Verts (EELV), abonde dans son sens. «Je trouve que c’est vraiment une bonne initiative. Elle souligne la responsabilité du pays vis-à-vis de ses enfants et d’un problème qui est systémique», estime-t-elle. «Ce qui est essentiel, développe la responsable écologiste, c’est que l’Etat mette les moyens. Plusieurs associations demandent qu’il investisse 2 milliards d’euros par an pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. On voit bien qu’en Espagne, où les autorités ont mis la main à la poche, en moins de vingt ans le nombre de féminicides a été réduit de 24%. Tout ça, c’est grâce à la création de tribunaux spécialisés, à la formation des forces de l’ordre, ou encore à la mise à disposition suffisante de places d’hébergement d’urgence pour les femmes en danger. Il est certes essentiel de réagir lorsque des féminicides se produisent, mais il est aussi très important de faire de la prévention en amont pour éviter que cela n’arrive».
Graziella Melchior, députée Renaissance du Finistère et autre membre de la délégation de l’Assemblée nationale aux droits des femmes, se montre, elle, plus sceptique. «Les enfants covictimes de féminicides doivent faire l’objet d’attentions particulières. En revanche, je ne crois pas trop à l’idée d’une nouvelle allocation. Ce n’est pas comme ça que nous allons résoudre les problèmes de ces enfants, considère-t-elle. Il faudrait plutôt mettre l’accent sur l’aide accordée pour leur trouver une famille d’accueil et mieux les accompagner sur le plan psychologique, pour éviter qu’ils ne reproduisent des schémas de violence qu’ils ont vus et intégrés, suggère la députée. Et puis il existe déjà des aides sociales, un enfant isolé ou orphelin ne se retrouve pas sans rien actuellement», ajoute-t-elle.

Et en France, une extension du statut de pupilles de la Nation?
Une association française, la Fédération nationale des victimes de féminicides (FNVF), porte une proposition similaire à celle votée par la Chambre des député.e.s chilien.ne.s: faire des enfants dont la mère a été victime d’un féminicide des pupilles de la Nation. Actuellement, ce statut, créé en 1917 et étendu à deux reprises dans les années 1990, est accordé aux enfants de moins de 21 ans dont l’un des parents a été blessé ou tué lors d’une guerre, d’un attentat terroriste, ou dans l’exercice de sa mission de service public (magistrates et magistrats, fonctionnaires de la Police nationale, de l’administration pénitentiaire et des douanes, élu.e.s politiques…). Etre pupille de la Nation permet d’obtenir une aide principalement financière pour subvenir aux besoins du quotidien, aux frais médicaux ou de scolarité, mais aussi une aide fiscale et administrative, avec des prêts avantageux pour s’installer professionnellement à son compte, un certain nombre d’emplois réservés dans le secteur public, ou une aide dans la recherche d’un premier emploi.
«Je trouve que, matériellement et symboliquement, ce sont des pistes d’idées très intéressantes», commente Sarah Legrain (LFI-NUPES), qui nous renvoie vers le volet relatif à la lutte contre les féminicides dans le programme de Jean-Luc Mélenchon pour l’élection présidentielle de 2022. LFI s’y engageait notamment à «créer un statut similaire à celui de pupille de l’Etat afin que les enfants victimes soient pris en charge par la société et puissent appréhender leur vie d’adulte avec une assise matérielle et un suivi éducatif spécialisé renforcé».
Chez EELV, nous n’en sommes pas là, mais l’idée ne laisse pas indifférent. «Jusqu’à présent, EELV s’est plutôt focalisé sur la demande de moyens supplémentaires à l’Etat pour la prévention, et je pense que c’est là-dessus que se concentrera notre attention pour le moment. Mais, sur le principe, c’est une proposition que nous pourrions soutenir», estime Charlotte Minvielle (EELV).

Toujours des divisions au sein de la coalition présidentielle
Et si le débat était initié par la coalition présidentielle? L’idée fait son chemin, mais rien n’est moins sûr pour autant. En mai dernier, la députée Renaissance Emilie Chandler a remis au gouvernement, avec la sénatrice Dominique Vérien (Union des démocrates indépendants), le plan «Rouge VIF», formulant 59 recommandations pour «améliorer le traitement judiciaire des violences intrafamiliales». Parmi elles, l’idée d’«attribuer la qualité de pupilles de la République aux enfants mineurs victimes de l’homicide conjugal de l’un de leurs parents sur le modèle des enfants de victimes de terrorisme». «Considérer ces enfants comme pupilles de la République serait un acte politique fort de reconnaissance de leur statut de victime, ce qu’ils sont de fait, mais ils le sont aussi faute pour la société d’avoir pu protéger leur parent décédé», justifient les deux parlementaires dans leur rapport.
Si Graziella Melchior (Renaissance) nous rappelle que plusieurs mesures ont été retenues et annoncées par la Première ministre Elisabeth Borne et le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti, celle-ci n’en fait visiblement pas partie. «Elle ne l’a pas encore été parce qu’elle doit être soumise à débat pour que soient fixés le périmètre d’action et les conditions d’application», nous précise-t-elle. Dans le même temps, Graziella Melchior estime que, «pour l’instant», la France n’est «pas mûre du tout» pour cette proposition. «Le terme est connoté, il renvoie un peu aux anciens combattants. Les pupilles de la Nation, ce sont souvent des enfants dont les parents sont morts dans le cadre de guerres. En France, il existe une sensibilité sur ces sujets-là. Utiliser le terme “pupilles de la Nation” pour les victimes de féminicide, c’est donc compliqué…», affirme la députée. Le sujet est, en fait, déjà sur la table.
Thomas Pouilly

A noter : Les Républicains et le Rassemblement national ont été contactés, mais n’ont pas donné suite à nos demandes d’interviews.