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GENRE Repenser l’espace scolaire pour une société égalitaire

Proposition d’aménagement d’une «cour de jeux apaisée, inclusive et durable» dans une école élémentaire girondine, au Haillan (33), commune accompagnée par Edith Maruéjouls.

Géographe du genre et fondatrice de l’Atelier Recherche Observatoire Egalité (l’ARObE), Edith Maruéjouls a passé des centaines d’heures à observer les enfants des cours d’écoles. Dans son livre Faire je(u) égal*, elle fait un constat implacable: «Avec la mise en scène de la force, de la compétence physique, vous excluez tous les autres.» En effet, si l’environnement scolaire garantit la parité fille-garçon, il ne parvient pas à instaurer une véritable mixité dans les relations –cultivant ainsi le continuum des violences et la non-inclusion de tous les profils d’enfants. Explications.

Edith Maruéjouls, merci de vous présenter et de résumer votre travail en quelques mots:
Je suis la directrice du bureau d’études de l’ARObE (l’Atelier Recherche Observatoire Egalité). Je travaille sur la question de l’égalité fille-garçon de manière générale pour les politiques publiques. Mon hypothèse de travail est de dire que la capacité de rentrer en relation de façon spontanée avec l’autre n’est pas vraie pour chaque enfant. Il y a toujours cette question d’identité, d’appartenance, et de sa propre envie dans la relation à l’autre. Cette relation faussée génère une société fille-garçon et femme-homme, ce qui peut être à la fois le terreau de la construction d’un système de normes, d’un système hiérarchisant –et le terreau des violences. On peut faire l’hypothèse que la violence dans la relation humaine vient aussi de l’absence de connaissance de l’autre.

Dans votre livre Faire je(u) égal, vous développez le triptyque classification-séparation-hiérarchie, qui aurait une influence directe sur les relations entre filles et garçons et qui se trouve, finalement, générateur d’inégalités. Pouvez-vous nous expliquer ça?
Il y a d’abord l’identification de l’être humain sous un groupe social de sexe, qui reste une classification spontanée, donc une construction sociétale. Quand vous êtes dans une école, les enfants ne se perçoivent pas autrement que par être une fille ou un garçon. Quand on fait cette distinction, on opère une hiérarchie des groupes sociaux de sexe. Il y a l’effet de hiérarchisation et de classification, mais également la manière dont on construit le monde des filles et des femmes, et ce que l’on attache à ce qu’est être une «vraie fille» ou une «vraie femme». C’est la même chose pour les garçons.
Cette classification et cette hiérarchie vont produire la séparation. La non-mixité est, dans une cour de récréation, dans le groupe social de certains garçons qui refusent de jouer avec les filles. Donc elles se retrouvent entre elles. Mais ce qui est interrogeant, c’est tous les autres garçons autour. On a 80% des garçons qui ne sont pas dans le groupe des «vrais garçons» ou du rapport de force. Pourquoi ces garçons ne constituent pas un peuple en soi, une contre-force? Tout simplement car les autres garçons perdraient symboliquement leur identité s’ils allaient jouer avec les filles.
Cette séparation ne fait qu’agrandir la question de la stéréotypie: les filles entre elles, les garçons entre eux. Cet entre-soi ne permet pas forcément de perméabilité, de possibilités de casser l’image que l’on a de l’autre groupe de sexe. Cela se voit très bien aux toilettes. Les toilettes mixtes sont pour moi l’exemple qui permet de faire société et de briser l’imperméabilité de ces deux mondes. La non-mixité des toilettes crée aussi ces formes de fantasmes sur le corps social de l’autre. Pourtant, c’est la rencontre de l’autre qui est la clé d’une société égalitaire. C’est un vécu, c’est le partage d’un espace, d’un jeu, de rires, c’est manger ensemble. C’est faire le pari que la relation va affaiblir les stéréotypes.

Finalement, ces séparations sont générées par la société, par le monde des adultes qui s’immisce dans celui des enfants. Comment faites-vous pour sensibiliser le personnel d’une école?
Cette question se résout avec le corps professionnel. Il faut déjà partager cette conscience collective et reconnaître: «OK, c’est vrai, il y a un problème dans les relations fille-garçon.» L’école, c’est le territoire de la parité par excellence, et cela n’arrive plus jamais dans notre vie. Il n’y a qu’à l’école et qu’au collège que nous sommes ensemble. Au départ, le personnel d’une école ne voit que des filles et des garçons dans la cour de récréation et dans les classes. Il ne comprend pas qu’on lui dise pourtant que l’établissement n’est pas mixte.
A vrai dire, c’est plus qu’une question d’adulte: c’est une question de métier. Il faut dépasser l’avis personnel là-dessus. Je traite cette question comme un objectif commun et comme un sens dans chaque métier. Quand je pars, il faut que les personnes qui animent l’espace l’aient compris. Que ce soit le technicien qui réalise des tracés au sol, la dame de service, les enseignant.e.s, les animatrices et les animateurs…, car tout ce monde possède l’intelligence collective et les clés de son savoir-faire.
La vraie question est aussi l’évolution des pédagogies, des métiers, des contenus des cours… Par exemple, structurellement, la question du racisme dans notre pays n’est pas du tout résolue. Mais, en tout cas, il y a une sensibilité des milieux éducatifs sur cette question. Si on prend l’exemple hypercaricatural d’un gamin blanc qui ne veut pas donner la main à un camarade noir, on va le reprendre. Par contre, si vous avez un garçon qui ne donne pas la main à une fille, ça passe…
On doit d’ailleurs travailler sur le consentement à la relation. Quand je pose la question: «Est-ce que, d’après vous, c’est important de passer du temps entre filles et garçons?» à une classe de 3ᵉ, je peux avoir 100 % d’élèves qui me répondent: «Non, ce n’est pas important. Et, même, ce n’est pas du tout souhaitable.» Cela veut dire qu’il y a un non-consentement. Si on ne trouve pas d’intérêt à passer du temps avec l’autre, s’il y a un renoncement des amitiés filles-garçons dès le CE2, c’est un problème. Et pourtant ça ne pose apparemment de soucis à personne dans cette société…

Comment faire comprendre aux élèves qu’il est important de partager l’espace, en particulier le terrain de foot, souvent occupé par quelques garçons? Quand vous mettez en scène la performance individuelle, cela exclut les filles, certains garçons et les élèves en situation de handicap. Il faut que les enfants en prennent conscience, parce qu’ils ne réalisent pas toujours qu’ils font souffrir les autres. Une récréation, ça peut durer dix minutes. Il faut donc remettre en jeu de grandes notions comme la négociation, mais aussi le renoncement. Il est important de laisser sa place pour partager l’espace ou d’accepter de jouer à autre chose.
Partager, c’est aussi prendre le jeu de l’autre et ne pas imposer le sien. C’est également laisser de l’espace pour la lecture, pour les jeux de société, pour la culture… Partager, ça n’est pas chacun.e son gâteau: c’est un même gâteau, et il faut faire plusieurs parts. Résultat: on en mange moins. Cela fait partie des valeurs humaines –et de 90 à 95 % des enfants consentent à ça, parce que l’école le transmet (mais, souvent, ne le met pas en œuvre).

Après avoir consulté les élèves, vous modifiez l’espace de récréation pour qu’il favorise la mixité. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?
Après avoir travaillé avec les adultes de l’établissement pour que tout change durant au moins une semaine, on met en œuvre le partage de l’espace avec des jeux collectifs alternatifs en les axant sur la relation fille-garçon. Les enfants ont des espaces à vivre différents et, là, on a un effet immédiat. Je vais donc mesurer la relation, le bien-être des enfants. Lesquels me connaissent et viennent me voir en me disant: «C’est super une cour comme ça, c’est la première fois que j’ai un espace pour lire…»
Bien souvent, les écoles vont poursuivre l’expérience l’année scolaire suivante, en aménageant certains travaux (voir illustration). Parfois, on travaille également sur du neuf. Dans le département de la Gironde, on a participé à la construction de quatre collèges. On a travaillé à la formation des technicien.ne.s qui vont lire les esquisses, on a fait des notes pour les architectes. Là, notre travail, c’est la structuration du bâti, c’est comment on ouvre les espaces, comment on crée du mobilier de réfectoire… Ensuite, une fois que les collèges sortis de terre auront une année ou deux de fonctionnement, viendra le temps des observations. On ira voir si ce qu’on avait préconisé a été mis en place ou pas, mais on va surtout observer les effets sur la relation fille-garçon, si cela fonctionne.

Edith Maruéjouls, vous militez également pour des toilettes mixtes à l’école, pouvez-vous nous dire pourquoi?
Lorsque l’on a travaillé sur l’espace de la cour, je me suis vite rendu compte que les enfants ne vont pas aux toilettes. C’est surtout parce que l’intimité n’y est pas préservée, notamment à cause des urinoirs. J’ai de nombreux garçons qui viennent me voir et me disent qu’ils ne veulent pas qu’on les voie uriner. On est dans une société qui n’a absolument pas pensé l’intimité ou la pudeur des garçons. C’est un problème de confort, de dignité, de droit fondamental… et une charge mentale. Il y a des enfants qui ne boivent pas parce qu’ils ont peur d’avoir envie de faire pipi. Donc, on va régler ce problème-là et faire des toilettes intimes pour tout le monde.

Ensuite, il y a le problème de la violence et du harcèlement dans les toilettes. Tout simplement parce que les toilettes sont un lieu d’impunité: quand on y fait une bêtise, on ne peut pas être puni.e. Il faut donc repenser les toilettes dans une séparation plus pertinente que celle fille-garçon. Ce qui pose un problème, c’est le fait que les grand.e.s soient avec les petit.e.s alors qu’ils n’ont pas les mêmes postures, attitudes. Ainsi, il existe une forme de domination. La solution est de mettre en place des blocs sanitaires mixtes et par niveau.
Il faut également réfléchir à l’une des raisons pour lesquelles les toilettes ne sont pas mixtes: c’est surtout par peur de l’agression. Ainsi, on condamne tous les garçons à être des agresseurs et toutes les filles à être agressées… C’est une construction sociétale.
Propos recueillis par Evann Hislers

* Faire je(u) égal – Penser les espaces à l’école pour inclure tous les enfants, livre d’Edith Maruéjouls paru en 2022 aux éditions Double Ponctuation.