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SANTÉ MENTALE L’après-rugby, la difficile reconversion

Quête d’identité et performance, carrière et avenir... Alors que la crème de l’ovalie est réunie en France pour la Coupe du monde (8 septembre – 28 octobre), les Cent Plumes vous proposent une plongée dans les coulisses du rugby de haut niveau. Là où s’entrelacent les quêtes d’identité et de performance dans un équilibre parfois précaire pour préserver la santé mentale des sportifs et des sportives.

Pas question ici de doucher votre enthousiasme à suivre la grande fête mondiale du rugby, lancée en France le 8 septembre dernier par un alléchant Bleus/All Blacks. La visibilité qu’offre un tel événement est l’occasion de prendre, l’espace de quelques respirations, un peu de distance avec les performances du moment pour participer à délier un peu plus les langues autour de la santé mentale des rugbymen et des rugbywomen. Anxiété, dépression, burn-out... les tabous qui pèsent encore sur ces mots sont autant d’obstacles à l’épanouissement pendant et après la carrière sportive –que certain.e.s paient de leur vie.
Si les rugbymen bénéficient, dès le centre de formation, d’un accompagnement sur le plan mental et psychologique qui n’existait pas il y a une vingtaine d’années, de nombreuses barrières les cloisonnent encore dans leur mal-être. Certaines d’entre elles sont inhérentes à la pratique du sport de haut niveau. Il y a ce masque arboré pour paraître fort.e en toutes circonstances, ne pas décevoir ses proches, éviter d’être écarté.e par un staff qui pourrait percevoir un signe de faiblesse. Difficile, pour ne pas dire impossible, de comprendre puis de gérer ses émotions quand la pression sociale nous encourage à les nier.

Des sportifs de haut niveau plus touchés par la dépression
Si les anciens internationaux des XV de France masculin et féminins Pascal Papé, Marie-Alice Yahé ou encore Lénaïg Corson ont alerté sur le sujet ces dernières années en partageant leur vécu, les prises de parole restent rares, alors même que de nombreuses études présentent les sportifs comme plus susceptibles que le reste de la population de connaître une phase de dépression. Assumer un «je ne vais pas bien, j’ai besoin d’aide» reste compliqué. Lénaïg Corson, désormais retraitée, confie «avoir eu de la chance d’avoir un entraîneur humain, à l’écoute, et qui propose des solutions».

Alors qu’elle «démolissait tout le monde sur le terrain», ne sachant pas comment extérioriser, l’internationale avait fini par se confier à une coéquipière assez insistante pour lui tirer les vers du nez, puis en avait parlé à David Courteix, sélectionneur de l’équipe de France de rugby à 7. «Il m’a dit: “Si tu as besoin de temps pour toi, prends-le.” Il a eu l’intelligence de me dire: “Va souffler, pense à autre chose, coupe avec le rugby, le téléphone.” J’ai pu partir quinze jours dans ma famille, et ça m’a aidée à aller mieux. On en fait de moins en moins des entraîneurs comme lui, on tend plus vers des chefs d’entreprise qui perdent vite patience», regrette-t-elle.
D’autres ne s’en sortent pas. C’est le cas de Jordan Michallet. En janvier 2022, le demi d’ouverture de Rouen Normandie Rugby s’est suicidé, à 29 ans. Un suicide sans signe avant-coureur visible. «Je suis certaine que, si le club avait été au courant, il l’aurait accompagné. Mais un joueur a toujours honte d’avouer ses faiblesses, de dire qu’il va mal, qu’il est fatigué. Il a eu peur du jugement», exposait Noélie, sa compagne, quelques jours après le drame.

«Ce que je te dis, tu vas le répéter au coach?»
Au rugby comme ailleurs, écarter la honte et le jugement, accentués par les stéréotypes, pour parvenir à créer un cadre favorisant la parole est un enjeu crucial. Pour Aurélie Vauquelin-Leclercq, psychologue du travail, autrice d’un mémoire sur la reconversion des rugbymen, la possibilité de recourir à des professionnels indépendants des clubs est indispensable. «Quand j’ai effectué mon stage à Massy (l’un des plus grands clubs formateurs), la première question de ces jeunes était: “Ce que je te dis, tu vas le répéter au coach ?” En tant que professionnel.le, on doit peut-être mieux communiquer et réussir à faire comprendre que c’est un espace de neutralité bienveillante, sans jugement sur la performance.»
Eviter une éventuelle autocensure passe aussi par apporter une attention toute particulière au cadre d’accueil. La native de Bergerac s’est rendu compte que privilégier l’utilisation de la visio pouvait être libérateur. «A Massy, j’étais dans un logement administratif. Il y avait beaucoup de passage, la porte ne fermait pas forcément bien. Comme dans un cabinet, cette peur d’être vu dans la salle d’attente par des coéquipiers, des membres du club, peut être bloquante pour beaucoup», précise-t-elle.

Malgré la présence d’un préparateur mental, de kinés, des coachs, la ou le psychologue du travail va pouvoir accompagner de manière plus pointue les multiples transitions auxquelles sont confronté.e.s les rugbymen et rugbywomen de haut niveau. «Et ça commence dès le passage du centre de formation au monde pro, où les rituels sociaux, alimentaires, vont changer, appuie-t-elle. L’idée, c’est de planter cette graine. Que les joueurs sachent qu’ils ont la possibilité et pas l’obligation de parler avec un.e professionnel.le.»
Afin de proposer une solution indépendante des clubs, Provale, le syndicat des joueuses et joueurs de rugby, a étoffé sa cellule bien-être en début d’année. Elle compte désormais un psychologue (Valentin Insardi) et deux psychothérapeutes (Maylis Bonnin et Pat Barnard). Tous trois sont d’ex-pros qui peuvent être contactés par les adhérent.e.s. Les salarié.e.s sont également formés aux premiers secours en santé mentale (PSSM).

Accompagner une reconversion sans altérer la performance
La fin de carrière est l’une des transitions les plus périlleuses à aborder. Certain.e.s la qualifient même de «petite mort». «Ce concept était le point de départ de mon mémoire parce que tout le monde en parle. Mais, après une étude qualitative, on se rend compte que c’est très subjectif: c’est lié à la personnalité, à l’entourage, expose Aurélie Vauquelin-Leclercq. Ce qui leur manque au-delà de la compétition, c’est le collectif en lui-même. Il y a une notion de sacrifice pour le collectif, verbalisée ou non, très présente, on est prêt à se sacrifier pour son équipe, son coéquipier. On peut se faire mal. Un tel collectif est très difficile à retrouver dans le monde du travail.»
«Je comprends ce qui manque après: l’adrénaline, le stress, le cadre, le vestiaire, l’ambiance… Je sais qu’il y a des choses qui me font vibrer que je ne retrouverai jamais», résumait l’ancienne internationale du XV de France Safi N’Diaye, membre de Provale, à quelques mois d’aborder sa dernière compétition avec les Bleues, le Mondial en Nouvelle-Zélande en 2022.
Appréhender au mieux l’après, c’est l’anticiper pendant. «Les clubs sont plus ou moins sensibilisés. Les choses ont surtout évolué chez les jeunes. Au centre de formation de Massy, par exemple, tous avaient intégré que rugbyman était un métier pour une période donnée, que tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain, et compris l’importance d’avoir un double projet », se remémore la psychologue, avant de reprendre: «La professionnalisation du rugby date de 1995, c’est très récent. La difficulté, ce n’est plus vraiment la sensibilisation en elle-même, mais la question: est-ce que je vais être en mesure de suivre une formation qui me correspond tout en restant compétitif dans ma pratique du rugby?»
Comment accompagner une reconversion sans altérer la performance? La formule, difficile à articuler, est entre les mains de clubs qui cèdent parfois «à des solutions de facilité pas forcément adaptées. Il y a beaucoup de jeunes mal orientés qu’on a poussés en BPJEPS (brevet professionnel de la jeunesse de l’éducation populaire et du sport) ou en STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives)», ajoute-t-elle. Une épine que traînent les concerné.e.s pendant et après leur carrière. «J’ai pu échanger avec des joueurs pros, l’un d’eux m’a dit: “J’ai fait un bilan de compétences, j’ai fait une formation, mais je ne sais toujours pas ce que je veux faire.”»

Plus qu’un.e rugby.wo.man
Si l’identité est mouvante et que les envies d’un.e trentenaire peuvent s’éloigner grandement de celles d’un.e jeune de 18 ans, Aurélie Vauquelin-Leclercq comme David Courteix sont convaincus de la nécessité de préserver des espaces de liberté pour qu’ils découvrent qui ils sont le plus tôt possible. «Je n’aime pas le concept de double projet. Il ne me semble pas correspondre à ce qu’on veut faire: accompagner des projets de vie dans toutes leurs aspérités et leur diversité», note le sélectionneur.
«Il faut avoir les deux pieds bien sur terre dans la société, savoir que les gens n’ont pas la même vie que toi, connaître les contraintes du haut niveau et les apprécier, il n’y a pas que des plaisirs», conseille David Courteix, qui avait souffert de ce «manger rugby, pisser rugby, dormir rugby» encouragé au début du professionnalisme. «A l’époque, on avait tendance à nous rendre dépendant. A vouloir privilégier notre investissement dans la seule pratique sportive, on finissait par faire de nous des gens qui n’avaient que ça dans la vie. On faisait ma déclaration d’impôt, mes arrêts maladie, on lavait mes shorts et mes chaussettes, on prenait mon billet d’avion, mon rendez-vous pour l’IRM, le kiné, etc. Ça me mettait mal à l’aise.» David Courteix plaide pour moins de dépendance et plus d’assistance. De quoi rendre le saut vers l’indépendance moins vertigineux. Apprendre à gérer soi-même à 30 ans passés ce qu’apprennent en général des ados hors circuits pros qui quittent pour la première fois leur foyer pour poursuivre leurs études ou entamer leur vie professionnelle peut créer un décalage qui renforce l’isolement.

Thibaud Flament sait ce qu’il fera après. Pour lui, le rugby est un jeu
«On ne va pas se mentir, c’est très difficile de mettre en place une formation en adéquation avec un emploi du temps. A ce jour, et pas seulement dans le milieu rugbystique et sportif, accompagner un jeune dans sa singularité, c’est très compliqué, avance Aurélie Vauquelin-Leclercq. Lorsqu’on a une méconnaissance de soi, de ses intérêts, choses qui évoluent en fonction de son expérience, de son vécu, ça ne peut qu’empiéter sur une projection. Les sportifs qui parlent de petite mort sont souvent ceux qui, une fois que la carrière s’arrête, se demandent qui ils sont exactement. Qu’est-ce que je représente?»
Etre délesté.e de certains des questionnements sur l’après peut être libérateur pendant la carrière et soutenir la performance. Pour Pierre-Henry Broncan, entraîneur adjoint de l’équipe d’Australie masculine, l’une des grandes forces de Thibaud Flament, deuxième-ligne du XV de France, actuellement au Mondial, est son diplôme universitaire obtenu à l’étranger (bachelor en business international 2015-2019, à Londres). Le technicien est persuadé qu’avoir vu autre chose permet à Flament de garder la tête froide. Le Toulousain sait ce qu’il fera après. Pour lui, le rugby est un jeu.
L’effeuillage des barrières terminé, reste une évidence: au rugby comme ailleurs, il est plus simple d’appréhender les transitions avec sérénité quand on a une petite idée de qui on est et de ce que l’on veut... pistes que l’on obtient en se questionnant régulièrement sur soi et en restant ouvert.e à ses émotions... encore elles. Aujourd’hui, les prises de parole de figures de l’ovalie, et plus globalement du sport, participent à façonner un terrain plus propice à trouver sa voie et à livrer ses failles. Un début.
Justine Saint-Sevin