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CONCOURS Résultats de Suspense et lancement de Belles Lettres, un challenge d’art postal

Nous publions ici les deux nouvelles que nous avons retenues dans le cadre de notre concours de nouvelles policières Suspense. Vous découvrirez le texte de Xavier Lhomme Du monde au balcon, qui a remporté le premier prix, suivi du Souci du détail, signé Eva Quermat. Ainsi, Xavier et Eva sont invité.e.s à déjeuner avec l’équipe des Cent Plumes et à passer un moment à la rédaction début 2024.
Avant de découvrir leurs textes, nous vous annonçons un nouveau challenge qui sera graphique cette fois-ci: Belles Lettres. Il s’agit d’art postal. Le principe, décorez selon vos envies l’enveloppe de la carte que vous nous enverrez. Au recto, au verso ou les deux ! Nous sélectionnerons la plus originale d’entre elles. Les envois sont à adresser à Les Cent Plumes 3, square du Diapason, Paris 75019 avant le 12 avril 2024.

Du monde au balcon
par Xavier Lhomme

Il était tôt, ce premier mardi d’avril. Je travaillais sur une série de photographies de première communion, prises le samedi précédent à l’église Sainte-Croix. Mon téléphone se mit à ronronner avant d’entamer une reptation suicidaire en direction du bord de la table. Je le capturai d’un geste vif et pris l’appel.

– Monsieur le photographe, fit une voix de femme d’un ton qui n’autorisait pas de réplique, ramène tes fesses, j’ai besoin de toi dans dix minutes sur les quais, rive droite!

Quand la capitaine de police Walker me donnait du «Monsieur le photographe», il me fallait rappliquer toutes affaires cessantes. C’était le contrat qui me liait à elle depuis qu’elle m’avait arrêté en flagrant délit de détention de substances illicites. La policière gardait mon dossier sous le coude et m’imposait de venir la voir une fois par mois avec des analyses de sang. Elle tolérait que je boive de temps en temps –elle-même ne s’en privait pas!– mais m’avait prévenu qu’à la première trace de coke ou d’héro je serais bon pour un casier.

Les premières années, elle fut mon cauchemar. Ses exigences étaient si élevées et ma dépendance aux drogues et à la délinquance si forte! Elle me forçait à pratiquer des activités physiques, à suivre des stages, à rencontrer des gens dont je n’avais que faire: psychiatres, psychologues, addictologues, sophrologues et j’en passe.

Et puis, peu à peu, je m’y étais habitué. Il faut dire que l’arrêt de la came m’avait rendu un fier service. J’avais enfin pu rompre avec certaines fréquentations particulièrement toxiques. La capitaine, qui passait progressivement du rôle de tortionnaire à celui de mentor, m’avait poussé vers le monde du travail. Le déclic était vite arrivé: ce serait la photographie.

– Axel? Tu m’as entendue?

– Oui, oui, Gwenaëlle. Je suis en train de fermer mes logiciels. On se rejoint où?

– Rive droite, sous la passerelle Eiffel. Tu vois où?

– Oui, je connais bien.

– J’aurais dû m’en douter: tu y vas pour les prostituées!

– Quelle idée! J’y prends des photos, c’est tout.

– Mon œil. Bon, à tout de suite!

Le temps de prendre mes affaires, fermer la boutique, retrouver où j’avais garé l’Acadiane et aller jusqu’au point de rendez-vous, il me fallut une vingtaine de minutes. Ma Capitaine c’est ainsi que je l’appelais parfois, avec un rien d’ironie qu’elle feignait de ne pas remarquer– était déjà là, debout à côté de sa Clio de service. Sa tenue était impeccablement propre et repassée, mettant en valeur sa silhouette fine, sa poitrine haut perchée et son teint très légèrement hâlé. Ses cheveux bouclés, aussi bruns et brillants que ses yeux, étaient retenus en arrière par une pince à cheveux en plastique.

– Axel! Arrête de me regarder comme si j’avais un bouton sur le nez. On a du boulot!

– Je suis tout ouïe, Gwen.

– On a un meurtre, sur un SDF qui campait sous la passerelle. Mes collègues ont déjà repéré et photographié certains éléments. Tu évites de traîner dans leurs pattes, ils ne vont pas tarder à partir. Ensuite, tu travailles comme d’habitude: photographies de l’ensemble, puis des détails. Si tu vois débarquer le commandant Sinapis, fais-toi tout petit, tu sais qu’il ne peut pas te blairer.

– Et toi?

– Je vais jeter un œil à la déchetterie, de l’autre côté du grillage: elle est fermée le mardi matin, quelqu’un pourrait s’y cacher.

Je me mis à la tâche. Cette opération avait l’air de se dérouler sans accroc, contrairement à d’autres: je m’étais déjà fait tabasser, mettre en joue et même enlever et séquestrer par des malfaiteurs. A chaque fois, Ma Capitaine intervenait au dernier moment, se servait de son flingue pour dégommer un ou deux méchants et me conduisait en salle d’interrogatoire… ou à l’hôpital!

J’étais en train de remonter à pied la bretelle d’accès au pont Saint-Jean pour avoir une vue d’ensemble quand j’entendis, en contrebas, un coup de feu et des cris. Il y avait du grabuge dans le centre de tri! Accroupi derrière le garde-corps, qui ne me protégeait pas plus qu’il ne me dissimulait, je pris des photos en rafale. Je voyais Gwenaëlle plaquée contre le conteneur réservé aux cartons, son arme dans une main, le téléphone dans l’autre. Le mien se mit à vibrer. Je pris l’appel.

– C’est moi. Reste pas là. Va dans ma voiture, mets une protection pare-balles et ne bouge plus en attendant les renforts.

Elle raccrocha. Je détalai, le dos courbé, jusqu’à la Clio. J’enfilai un gilet et me postai derrière la voiture, regardant en direction de la déchetterie à l’aide de mon zoom. Le tireur, un homme chauve, apparut dans mon champ de vision, tenant un revolver qu’il braquait vers Gwenaëlle. La policière, tenant son arme par le canon, s’accroupit pour la poser au sol et la glisser vers lui avant de se relever, les mains en l’air. Du pied, le gars projeta l’automatique au loin.

Dans ma direction.

Sans réfléchir, je courus plié en deux vers la grille qui me séparait de la déchetterie, l’escaladai et avançai silencieusement vers le pistolet. Mon cœur cognait si fort que je pensais que le chauve allait l’entendre et m’abattre sans pitié, mais il était en train de parler avec la policière, à voix trop basse pour que je comprenne ce qui se disait.

Je me saisis de l’arme et défis le cran de sûreté. Je ne savais pas encore ce que j’allais en faire, quand Gwenaëlle me vit et hurla:

– Pose ça tout de suite et éloigne-toi!

Son agresseur tourna la tête vers moi. Son expression passa en quelques dixièmes de seconde de l’étonnement à la colère et il amorça un mouvement pour me mettre en joue. Je ne lui laissai pas le temps de terminer et appuyai sur la détente. Ma balle tinta contre le conteneur et je vis Ma Capitaine s’écrouler. Je fis feu une seconde fois. Un dixième de seconde trop tard: l’autre avait déjà tiré. Ma protection encaissa le projectile mais j’eus le souffle coupé et tombai à la renverse. En apnée, les yeux révulsés, je m’attendais à être achevé d’une balle dans la tête. Quelques très, très longues secondes passèrent. Je redressai la tête, le gars avait disparu. J’entendis râler Gwenaëlle et me mis à quatre pattes pour la rejoindre. Elle respirait mal. Je défis son gilet pare-balles, qui était intact, et vis un peu de sang sur son torse. Son chemisier bleu, troué au niveau de la poitrine, était humide et poisseux.

Ma balle avait dû pénétrer par l’emmanchure du gilet alors qu’elle levait les bras. Quel manque de chance! Je déchirai le chemisier et dégrafai le soutien-gorge, souillé lui aussi. Le sein droit était percé de part en part, de chaque côté du téton. Du liquide incolore et des filaments de sang s’en écoulaient. Je fis une compresse avec mon tee-shirt et appelai le 119.

Au même instant, deux véhicules de police se rangeaient à côté de la Clio: les renforts. Je décidai que c’était le bon moment pour tomber dans les pommes.

À l’hôpital Pellegrin, je fus ausculté par un médecin qui vérifia que l’impact de la balle n’avait pas créé de lésion ou de traumatisme interne. On me donna du paracétamol, une vessie pleine de glace pour l’hématome, et on me conduisit dans une salle d’interrogatoire. Pendant plus d’une heure, les policiers du SRPJ me questionnèrent, poliment mais sans répit. Ils voulaient tout savoir et tout comprendre. En particulier comment et pourquoi j’avais abattu un officier de police avec sa propre arme! Le commandant Sinapis fit une brève apparition. Il resta quelques secondes debout devant moi avant de lâcher, entre ses dents:

– Si la capitaine Walker ne se relève pas, je vous pourrirai la vie jusqu’à ce que vous vous jetiez dans la Garonne!

Finalement, les policiers me laissèrent partir avec interdiction de quitter la ville. Ils m’apprirent que Gwenaëlle allait bien, qu’elle était déjà sortie des urgences. Je partis chercher mon Acadiane, qui était restée quai Deschamps. Dans le tram A qui me menait du commissariat à Stalingrad, j’appelai Ma Capitaine sur son téléphone personnel.

– Assassin! fut son premier mot.

Je l’entendais sourire.

– Désolé, Gwen, j’ai agi comme un imbécile.

– Non, Axel, tu m’as probablement sauvé la vie.

– En te trouant la poitrine?

– En faisant fuir mon agresseur. Sais-tu qu’il a été touché par ton deuxième coup de feu?

– On ne m’a rien dit. Il est mort?

– Non, mais il a perdu beaucoup de sang. Il était aux urgences en même temps que moi.

– C’est dingue! Maintenant, dis-moi, comment vas-tu? Est-ce que c’est grave?

– Grave, non. Un sein, ce n’est pas vital… Je raccroche, j’ai besoin d’un peu de repos. Merci d’avoir appelé, Axel. Je te donnerai des nouvelles bientôt: il faudra que je revienne à Pellegrin pour contrôler que tout va bien et changer le pansement.

Quelques jours plus tard, Gwenaëlle sonna à ma porte. Elle avait le teint pâle, les yeux rouges et portait un sac de sport plein à craquer.

– Gwen? Si tu viens pour un footing, je te préviens que c’est non! Je ne suis pas ce genre de personne.

– Je peux entrer?

Elle posa le sac dans le couloir et alla s’asseoir dans le salon. J’allai prendre deux bières dans le frigo et lui en tendis une. Fait exceptionnel, elle refusa. C’était la première fois que je la voyais aussi désemparée et cela me mettait très mal à l’aise.

– Que se passe-t-il? Le plantigrade que tes enfants appellent papa t’a mise à la porte?

– Non, même pas en rêve. J’ai une mine affreuse, non?

– Je ne vois pas la différence avec ta tête des autres jours.

– Merci, c’est sympa!

Elle prit une profonde respiration.

– Axel, il y a un problème.

– Tu parles que je m’en doute! Raconte-moi...

J’ouvris ma canette pendant qu’elle posait la sienne sur la table du salon.

– Je suis revenue au service gynécologique du CHU, aujourd’hui.

– Pour changer le pansement, c’est ça?

– Oui. Le médecin en a profité pour me palper la poitrine.

– Le salaud!

– Il a senti une masse suspecte sur mon sein gauche.

– Merde. C’est… c’est…

– Oui. Pour une fois que j’ai du monde au balcon, c’est une tumeur! Une mammographie a confirmé la sensation du médecin.

– Et c’est… c’est…

– Cancéreux? Impossible de savoir pour le moment. J’ai rendez-vous la semaine prochaine pour une biopsie. D’ici là, est-ce que je peux m’installer chez toi?

– Ce n’est pas… ce n’est pas...

– Contagieux? Mais non, idiot!

– Que va dire ton mari, pour ton absence? Tu ne ferais pas mieux de lui en parler franchement?

– Je n’en ai pas la force. J’ai peur de semer la panique à la maison. Si ça se trouve, il n’y a rien de grave, hein? J’ai raconté que j’avais une formation de trois semaines aux Renseignements généraux et que je ne pouvais pas en dire plus... Alors, tu me prêtes le divan du salon pour quelque temps?

– Tu vas prendre ma chambre, Gwenaëlle. J’ai un canapé-lit très confortable dans mon bureau.

– Merci, mon vieux. Je veux bien une bière, maintenant!

Le mercredi suivant, j’accompagnai Ma Capitaine à l’hôpital pour le prélèvement. Dix jours après, nous revenions pour que le médecin fasse part des résultats. Manque de chance, la biopsie était positive. Une intervention chirurgicale fut planifiée pour la semaine d’après. Au retour, au lieu de prendre le trajet vers chez moi, je stationnai l’Acadiane devant la porte des Walker.

– Je peux savoir ce que tu fabriques? grinça Gwenaëlle, hérissée comme un chat sauvage.

– Il faut que tu y ailles, maintenant. Tu ne peux plus continuer à mentir à ton ursidé préféré, Gwen!

– De quoi je me mêle! Démarre, vite!

Pendant qu’elle essayait d’attraper les clés de la voiture, j’appuyai longuement sur le klaxon. Elle se mit à m’injurier et à me secouer. Quand la porte du domicile s’ouvrit et qu’une montagne ébouriffée s’avança vers nous, elle s’affaissa sur son siège.

– Tu me le paieras, Axel!

– Salut, Gwen, bonjour, Axel. Il y a un problème? demanda le géant en ouvrant la porte du côté de ma passagère.

– Bonsoir, Moussa, répondis-je. Je vous laisse, les amis, j’ai des trucs à faire et vous avez des choses à vous dire!

Fin septembre, vingt et une heures, sur mon balcon, au dernier étage de la résidence Saint-Jean. Le coucher de soleil faisait rougeoyer le ciel jusqu’à l’horizon. Assis côte à côte, Gwenaëlle et moi ouvrîmes les deux premières bières d’une longue série.

– C’est beau, tout cet orange, avec du bleu électrique, du mauve, du rouge, s’exclama-t-elle. On dirait les couleurs de ma poitrine après les opérations!

– Vas-y, raconte-moi dans le détail. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, les médecins?

– Mes deux seins? Tu n’en rates pas une, hein?

Elle me raconta les évènements des derniers mois. La façon très protectrice que Moussa avait eue de l’accompagner dans son parcours de soins. Le retrait de la masse cancéreuse lors d’une tumorectomie qui n’avait pas trop abîmé le sein. Des séances de radiothérapie, associées à des médicaments antihormonaux, avaient complété le traitement.

– Toute cette histoire parce que je tire au pistolet comme un manche!

– Oui. On peut dire que c’est ce qui m’a sauvée!

– Il n’y avait pas un autre moyen de détecter ta maladie?

– Eh bien, il est conseillé aux femmes de plus de cinquante ans de faire régulièrement des mammographies. Mais je n’en ai même pas quarante…

– Donc, on l’aurait découvert trop tard?

– C’est pas si simple. Ma mère a eu un cancer du sein assez jeune, j’aurais dû consulter plus tôt. J’ai été négligente.

Gwenaëlle leva sa bouteille, déjà vide. Ma policière préférée avait vraiment une descente de... gendarme!

– A la santé des mauvais tireurs! s’exclama-t-elle.

– Et à l’inventeur des gilets pare-balles, sans qui je ne serais pas là! complétai-je. Au fait, le chauve que j’ai envoyé à l’hosto, c’est bien lui qui a tué le SDF?

– Oui. Une histoire de dettes sur fond de trafic de drogue. Rien qui vaille la vie d’un homme! Il restera longtemps en prison.

J’avalai une longue gorgée de bière et changeai de sujet, histoire de détendre l’atmosphère.

– Maintenant que je t’ai troué un sein des deux côtés, tu vas pouvoir réaliser ton rêve d’avoir un piercing au téton, non?

– Qu’est-ce qui te fait croire que je n’ai pas déjà un piercing?

– C’est simple: j’ai vu ton nichon quand tu étais affalée!

– Eh bien, ne t’en vante pas trop: si mon mari en entend parler… Tu sais comment il est gaulé?

– Oh oui! Chewbacca a l’air petit à côté de lui. Et moins poilu, il me semble...

Elle alla chercher une nouvelle canette, l’ouvrit et s’accouda au balcon. Je la voyais de profil. Comment une balle avait-elle pu atteindre une si petite poitrine? Après quelques gorgées silencieuses, elle se tourna vers moi.

– Ah, au fait, j’ai oublié de te dire, concernant ton dossier à charge.

– Tu vas enfin le détruire!

A cette idée, j’éprouvai un frisson. Un vertige, même. Si elle me libérait de ma contrainte, cela signifiait-il la fin de nos rapports?

– Non, tu n’y es pas, mais pas du tout, s’amusa-t-elle. J’ai rajouté une ligne pour dire que tu as profité de la détresse d’un officier de police blessé en service pour la dénuder et lui tripoter les nichons. Une autre bière?

C’est tout Ma Capitaine, ça.

Je l’adore.

Le Souci du détail
par Eva Quermat

Dans l’attente de mon pseudo définitif, je me contente de répondre au terme original, et absolument pas péjoratif, «le bleu». Certains pouffent en suggérant de féminiser la couleur, j’ai droit à du «bleuette», «Schtroumpfette» ou «blueberry muffin», en référence à ma morphologie «muffin top», comme disent les adolescentes aux States, et apparemment les enquêteurs de la brigade criminelle. Le chef qui demande SK et le bleu immédiatement dans son bureau d’un ton grave n’augure rien de bon pour moi.

Moutachio nous explique que nous formons à présent un binôme, celui de SK étant parti en retraite. En aboyant, il me rappelle de suivre les instructions classiques, comme si je les entendais pour la première fois. Naïve, j’ose timidement rétorquer:

— Oui chef, je connais ces règles.

— Ouais, mais tu verras qu’ici c’est pas parce que tout le monde le sait que tout le monde le fait. Pour que tu prennes les bonnes habitudes, je te rappelle à l’ordre avant que ça arrive et je te fais former par celui qui respecte le mieux les procédures. Pigé?

Un simple signe de tête pour acquiescer, il n’aime pas ceux qui «blablatent» trop, m’a avertie mon partenaire juste avant d’entrer.

Nous montons dans le véhicule de service, en route vers mon premier cadavre. Enfin, mon premier en vrai, puisque le cancre de ma promo a posté sa première affaire sur notre groupe il y a quelques jours. Sur les lieux, je mime mon coéquipier, notant sur mon carnet chaque acte, chaque consigne, chaque conseil. Trois pages et nous n’avons fait que saluer les collègues sur place et enfiler nos tenues.

Je me prépare à courir à l’extérieur pour aller vomir, fait habituel pour les nouveaux, je ne vois pas pourquoi je serais différente. Collée aux basques de SK, je m’approche. Il me questionne sur ce que je constate, je reste figée quelques instants, puis j’enchaîne.

Sur le chemin du retour, je dégaine mon téléphone avant qu’il ne démarre.

— Ecoute, je veux pas qu’il ait d’ennuis, mais tu captes, c’est les mêmes cadavres.

— Je bite pas un mot de ce que tu racontes, BM.

— BM?

— Blueberry Muffin.
Super, donc mon surnom officiel va être: la femme qui débute dans le métier et qui a un corps un peu disgracieux. Je lève les yeux au ciel, puis focalise mon esprit sur ce qui est important.

— Un mec de ma promo, on l’appelle «le frimeur», a posté ça sur WhatsApp l’autre jour. C’est la même femme, la même position, possiblement le même mode opératoire, non?

Il écrit scrupuleusement où est affecté le frimeur, de quand date la photo, puis toutes les similitudes entre les scènes de crime. De retour au poste, nous rendons compte. Le chef passe un coup de fil et nous confirme que nous travaillerons avec l’équipe qui gère le dossier du cadavre identique au nôtre. Mon instinct me dicte de relire mes notes, de chercher un détail qui m’a échappé. Une impression de détenir une réponse.

— C’est mieux, me dit SK par-dessus son écran, assis au bureau en face du mien.

— Quoi?

— Un surnom en initiales. Moustachio ça l’a pas mal desservi quand il est passé chef, les photos de ses ridicules trois poils au menton circulent encore. Moi, quand on demande c’est quoi SK, je peux répondre Serial Killer, parce que je suis spécialiste maintenant. Mais, petit secret entre nous, tu sais ce que c’était au début?

Je le trouve sympathique, avenant, abordable. Rien à voir avec la fourchette d’abrutis qui occupent le reste de l’open space.

Les semaines d’investigations pour retrouver le tueur, les insomnies, les doutes, les découvertes des corps m’ont tellement épuisée que j’arpente les couloirs avec la marque de mon clavier sur le front. «BM» résonne régulièrement à mon oreille ces derniers jours, SK me promettant que dans sa tête cela signifie Bleu la Méticuleuse. Chaque élément du dossier est passé entre mes mains pour son référencement, chaque rapport a été tapé avec soin, chaque procédure a été respectée à la lettre.

Nous l’interrogeons à nouveau ce matin, le vrai SK. Je me fais la réflexion que c’est étrange d’apprécier porter ce surnom. Cela dit, c’est mieux que Super Ketchup. Il nous regarde droit dans les yeux, le tueur en série, quand il parle. Une à une, nous lui flanquons les photographies de ses atrocités sous les yeux. Il ne réagit que pour trois sur les huit, implorant que nous vérifiions ses alibis, jurant qu’il ne les a pas tuées ces trois-là.

Des heures et des heures à reposer les mêmes questions, sans toutefois obtenir de réponse différente. Il n’admettra pas être coupable pour les cinq, mais il continuera de crier son innocence pour les trois. Mon coéquipier reste neutre en toute circonstance. Jamais un accès de colère, une once d’énervement, un soupçon de… Mon instinct revient en force. Je l’avais collé dans un coin de ma tête, la sensation de devoir décrypter autre chose.

Mes collègues s’enquièrent de mon absence de ces deux derniers jours par messages. J’abrège les conversations par des «problèmes de fille», occultant mes pensées sur les commentaires qui fusent probablement au bureau. Ils m’imaginent certainement chez moi, une couche épaisse dans la culotte, en train de pleurnicher devant une comédie romantique débile, une bouillotte sur le bide. J’épluche minutieusement chaque feuille de papier placée face à moi, assise par terre dans un sombre recoin des archives au sous-sol.

Mes jambes s’engourdissent à force d’être obligées de maintenir la position «tailleur», je me redresse, fais les cent pas, sursaute à chaque bruit, espère que j’ai tort, me gratte la tête, frappe le mur. Non, il ne les a pas tuées ces trois femmes. Je prends une profonde inspiration avant de me décider.

Je guette la porte d’entrée, tapie dans l’ombre, prête à surgir, telle une criminelle. J’efface cette pensée de mon esprit, je me concentre sur ma tâche. Le voilà, il entame sa course, tourne à gauche au bout de la rue, comme d’habitude. Plus qu’à le traquer au point stratégique. Derrière un arbre, je l’attends. Un croche-pied, une clé de bras, je l’immobilise en quelques secondes, non sans mal. Je chuchote.

— Moustachio, c’est BM. Faut que je te parle d’un truc ultrasecret. Je te relâche, mais flippe pas, hein.

Travailler en secret a ce côté exaltant, tout en maintenant un niveau de stress très élevé. Un seul faux pas et tout s’effondre. Faire équipe avec le frimeur ne m’apaise évidemment jamais. Chaque fois qu’il prend son téléphone en main, mon rythme cardiaque passe de rapide à la tachycardie. Pourtant, j’admets volontiers son professionnalisme. Il a essuyé un blâme pour avoir divulgué des informations, il a accepté la sentence sans rechigner et se rachète une conduite depuis. Il montre des compétences inattendues d’ailleurs: il a du flair, il est patient et, étrangement, il sait tenir sa langue. Il m’a avoué détenir des scoops sur quasiment chaque camarade de l’école de police, mais n’avoir jamais rien lâché. Au contraire, il fait diversion avec des balivernes.

— Et sur moi t’as quoi alors?

Il semble gêné. Maintenant, je veux savoir. Je le titille tout le repas, la seule pause que l’on s’octroie dans la journée depuis notre maison de protection des témoins. On s’amuse à l’appeler le «quartier général». Il finit par céder, après plus de trente minutes.

— OK, OK. Je sais que tu vas pas laisser tomber, justement parce que voilà, alors je vais te dire. Mais faut que je commence par le commencement.

Intriguée, je place ma tête sur mes poings, les yeux fixés aux siens, la bouche scellée. Sa narration accélérée m’interpelle, il ne respire plus tant les mots sortent rapidement de ses lèvres, qui me paraissent bien appétissantes ce soir. Il est définitivement temps de s’extirper du huis clos avant de passer du côté «instinct de reproduction»!

— Plus je pleurais, plus il me frappait. Je le contrôlais pas, moi, alors je me prenais des coups de ceinture, de manche à balai, des coups de pied, surtout jamais sur le visage, il savait que sinon il aurait les assistances sociales sur le dos, déjà qu’ils l’avaient soupçonné d’avoir tué ma mère. Bref, je disais rien parce que je voulais pas aller en orphelinat ou dans une structure de merde, les connards de l’école c’était déjà bien suffisant. J’ai commencé à pouvoir stopper mes larmes. Alors je pleurais en dedans. Je faisais à mort du sport, je m’entraînais à être grossier dans le miroir. Quand j’ai eu 16 ans, je me suis fait émanciper dès que j’ai trouvé un boulot et que j’ai mis assez de côté pour avoir un logement. Un truc miteux, mais rien à foutre, j’étais libre. Pis à 18 ans, j’ai commencé à voir un psy. Je suis hypersensible. C’est pas une maladie, c’est même pas tellement reconnu, c’est juste un putain de handicap. Je te passe les détails, en gros je ressens les émotions vraiment beaucoup plus que la moyenne des gens. Ma façon de le dissimuler, c’est de frimer. Tu sais que dans notre boulot vaut mieux être le frimeur que la tafiole, comme disait mon père. Bref, tout ça pour te dire que c’est comme ça que j’ai deviné que t’es autiste.

Je suis incapable de prononcer un seul mot. Les bras m’en tombent littéralement.

Bastien —alias «le frimeur»– peine à comprendre que je ne cherche pas à cacher mon handicap, il se dissimule de lui-même, par habitude. Il dépense une énergie folle pour masquer le sien, alors pourquoi n’en est-il pas de même pour moi? Cette conversation intime dans le véhicule de service restera entre nous, elle le détend avant d’affronter un environnement hostile, une nouvelle situation où il ne pourra pas faillir. Il a choisi un des métiers les plus difficiles pour un hypersensible.

Nous montrons patte blanche au poste de contrôle, nous enregistrons mentalement toutes les consignes, nous nous soumettons aux fouilles, au délestage d’objets. Nous entrons dans un couloir à l’atmosphère pesante, en silence. Bastien effleure mes doigts, il a besoin de mon énergie pour ne pas craquer, rester focalisé. Nous nous apprêtons à faire face à un des plus dangereux tueurs en série de la décennie, nous, les deux «bleu».

Je pose mes questions avec neutralité, prenant le temps d’analyser les réponses mentalement. Interdiction d’avoir son carnet et son stylo ici. J’ai l’habitude de travailler avec un support écrit, de noter des mots clés pour enchaîner, de préparer mes interrogatoires. Avancer à l’aveugle me demande une concentration que je ne possède pas. Cela m’éreinte tout autant que Bastien qui refoule ses sentiments les poings serrés.

Les interroger devient une routine, une tâche comme une autre, fluide, sereine. Chacun me confirme mon intuition, m’imposant de dénicher des faits, des preuves recevables, de monter un dossier solide. Le droit à l’erreur ne m’est pas permis. Mon cerveau surchauffe, l’arborescence multiplie les idées, les hypothèses, les demandes à formuler, les possibilités de flagrant délit, les procédures à suivre.

Officiellement, nous œuvrons sous couverture pour une autre unité d’enquête, sur un cas classifié, ce qui explique notre absence prolongée. Moustachio a de la ressource pour n’éveiller aucun soupçon, même s’il espère encore que nous faisons fausse route. Il attend les preuves du contraire, pas celles que mon esprit s’acharne à débusquer.

— Patrick Trémin, vous êtes en état d’arrestation…

J’assiste à la scène, fruit de mon travail, aux côtés de Bastien, sans pouvoir m’en réjouir. Stopper un assassin constitue pourtant l’aboutissement de notre métier. Ce soir, les rues seront plus sûres parce que nous avons mis derrière les barreaux un dangereux criminel. Seulement, je m’interroge sur le fait qu’elles seront aussi moins sûres en l’absence de l’un des nôtres. Résout-il ses enquêtes parce que c’est un bon flic, ou parce que c’est un bon tueur? Sujet de philosophie de l’année. L’ambiance de l’open space m’étouffe, je suis la paria du service.

J’ai débusqué des années de meurtres, arrêté le tueur en série le plus dangereux de la décennie —finalement je lui remets à lui cette palme— et on me témoigne de la haine. Comme s’il avait été préférable que je me taise. Je me doute de quel côté de la question se situent mes collègues. Moustachio nous réunit dans la grande salle. Solennellement, il ferme la porte, nous demande le silence.

— Bon, je sais que c’est un coup dur. On doit rester discret et faut surtout pas que ça sorte dans les médias. C’est pour ça qu’ils sont venus ici et qu’il est enfermé pour l’instant dans une de nos cellules. Faut pas que ça s’ébruite, alors…

— OK boss, mais on doit fermer nos gueules sur quoi exactement? Il a buté un ou deux malfrats en service et on le traite…

— Je t’arrête tout de suite, c’est bien plus grave que ça. Vous restez tous à vos bureaux maintenant, vous parlez pas entre vous, je veux entendre les mouches voler. Et quand on vous demande d’aller à l’interrogatoire, vous mouftez pas, vous répondez aux questions, pigé les gars?

Nous respectons les ordres à la lettre, chacun le cul vissé sur son fauteuil, des regards en coin que je ne parviens pas à analyser. Les émotions, au contraire de Bastien, ce n’est pas mon fort.

Tous agglutinés sur le même banc, nous ne reconnaissons plus notre collègue. Sa barbe hirsute et foncée tranche avec son teint blême, il a maigri au point qu’on peut distinguer ses os. Le procès se déroule publiquement pour l’instant, tant que les médias se tiennent à carreau et que des émeutes n’éclatent pas de toutes parts, comme c’est bien trop souvent le cas lorsqu’un policier est impliqué. Plus de deux cent mille agents à œuvrer pour le bien de la société, à mettre leur vie au service des autres, et quand un d’eux faute c’est l’amalgame.

L’accusé reste avachi, les yeux baissés, ses réponses s’entrecoupent de sanglots. Il implore le pardon. Il clame être malade, ne pas pouvoir se contrôler, mais contrebalancer cela par toutes ses bonnes actions. Il préside une association qui distribue des repas chauds aux nécessiteux, il résout toutes ses affaires sans relâche, sans avoir de vie personnelle, sans jamais faillir. Oui, il a assouvi ses besoins en ajoutant des victimes à ses enquêtes, suivant le même mode opératoire que les tueurs qu’il traquait. Il jure n’avoir attaqué que les femmes choisies par les meurtriers, elles avaient été sélectionnées déjà, leur sort était joué.

Les uns après les autres, mes collègues s’éclipsent, incapables d’accepter la culpabilité de celui qu’ils admiraient tous. SK avoue avoir exécuté, chaque fois, la dernière proie ciblée avant l’arrestation. Il savait tout de l’assassin à ce moment, alors il en profitait. De toute façon, ils pouvaient tous nier un meurtre, ils avaient commis les autres. Il les a tous coffrés, combien de crimes a-t-il empêchés? Il mérite, selon lui, que l’on prenne cela en compte.

— Comment t’as deviné, BM?

— J’avais remarqué que dans tous les apparts les miroirs étaient impeccables.

Je n’explique évidemment pas que mes troubles obsessionnels sont à l’origine de cette découverte, ils risqueraient de me faire nettoyer toutes les vitres du bâtiment, ces chacals. Pour la dernière femme, des traces dans la salle de bains et dans l’entrée m’avaient interpellée. Impossible que ce soit une coïncidence, la propreté partout et l’oubli ici. Le tueur avait le même TOC que moi, je l’ai senti.

— Pis chez la première victime, je sais pas, SK avait une façon bizarre d’opérer. Il cherchait pas les indices pour identifier, mais les détails du modus operandi. Alors qu’on ne savait pas encore que c’était un tueur en série.

Mes collègues s’étonnent que quelques éclaboussures sur un miroir et une intuition alors que je débutais m’aient menée à élucider six meurtres. Bastien me sourit, il a rejoint notre équipe à présent. Discrètement, il m’envoie un message.

«Ne les écoute pas, tu as fait de ton handicap une force, tu es une enquêtrice au top.