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FIN DE VIE Dix ans après leur mort retentissante, la fiction s’intéresse aux «amants du Lutetia»

Des titres parus dans la presse après le double suicide de Georgette et Bernard à l’hôtel parisien le Lutetia, le 22 novembre 2013. (Montage: Thomas Pouilly.)

En cette rentrée, deux productions, une littéraire et une télévisuelle, nous ont ramené une décennie en arrière en s’inspirant de la même histoire vraie, celle de Georgette et Bernard. Le couple de 86 ans a été retrouvé mort, main dans la main, au Lutetia, le palace parisien. Une histoire qui nous rappelle que le débat autour de la fin de vie n’est toujours pas tranché.

De la réalité à la fiction. Publié le 23 août dernier, les Amants du Lutetia, le dernier roman de l’écrivaine Emilie Frèche, nous invite à découvrir l’histoire d’Eléonore, architecte, qui un matin reçoit un coup de fil lui apprenant que ses parents se sont suicidés. Une nouvelle qui va avoir de nombreuses conséquences sur la vie de cette fille unique, dont les parents, qui semblent avoir tout prévu, des funérailles jusqu’à la succession, ont pourtant négligé quelque chose d’essentiel au moment de prendre leur décision: leur fille.

Le 11 octobre dernier, c’est à la télévision, sur France 2, qu’a été diffusé le Prochain Voyage, un téléfilm inédit dans lequel Line Renaud et Jean Sorel incarnent Jacqueline et Richard, un couple d’octogénaires qui retourne à l’hôtel où il a passé sa première nuit d’amour soixante-trois ans plus tôt. Une soirée davantage teintée de nostalgie que de romantisme, qui laisse rapidement entrevoir un autre projet derrière leur venue.

Le point commun de ces deux productions proposées en cette rentrée? Toutes deux se sont inspirées de la même histoire vraie.

Georgette et Bernard, un couple qui «craignait la séparation et la dépendance bien plus que la mort»

Retour en 2013. Georgette et Bernard, âgés l’un et l’autre de 86 ans, vivent ensemble dans un petit pavillon à Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. Mariés depuis plus de six décennies et parents de deux enfants (dont l’un est mort dans un accident de voiture à seulement 21 ans), Georgette et Bernard se sont rencontrés à Bordeaux après la Seconde Guerre mondiale au moment de leurs études. Avant d’arriver à l’âge de la retraite, Bernard était haut fonctionnaire au Commissariat général du plan, une ancienne agence publique chargée de proposer, à titre indicatif une planification économique du pays via des plans quinquennaux. Georgette, elle, était professeure de lettres et de latin. Désormais, elle donne bénévolement des cours de français, tandis que Bernard écrit pour des revues.

Le 21 novembre 2013, le couple se présente vers 19h30 au Lutetia, prestigieux hôtel parisien, où il passe la soirée, puis la nuit. Leur chambre a été réservée en ligne la semaine précédente. Le lendemain matin, vers 9h30, le garçon d’étage vient apporter le petit déjeuner que le couple a commandé. La stupeur le saisit: il trouve les corps de Georgette et de Bernard sans vie, allongés sur le lit, main dans la main, avec un sac plastique sur la tête. La direction de l’hôtel est immédiatement alertée et l’étage bloqué en attendant les secours.

Parmi les affaires retrouvées par la police dans la chambre, deux lettres, qui avaient été laissées en évidence: l’une destinée à leur famille, l’autre à remettre au procureur de la République. Dans cette dernière, relayée notamment par Europe 1, Georgette déplore que «la loi interdi[se] l’accès à toute pastille létale qui permettrait une mort douce. De quel droit contraindre une personne à des pratiques cruelles quand elle veut sereinement quitter la vie?» L’ancienne professeure demande même à ses enfants de porter plainte et d’attaquer l’Etat en son nom pour non-respect de sa liberté. Donner et revendiquer un sens politique à leur mort a été une décision mûrement réfléchie par le couple. «Ils craignaient la séparation et la dépendance bien plus que la mort», explique quelques jours plus tard au Parisien, le fils de Georgette et Bernard, qui pense que la décision de ses parents a été prise «il y a plusieurs dizaines d’années». L’hôtel n’a d’ailleurs pas été choisi au hasard: «Au terme de la Seconde Guerre mondiale, c’est au Lutetia que ma mère a retrouvé son père, un officier français qui revenait de cinq ans de captivité en Allemagne», raconte le fils du couple.

Le geste des «amants du Lutetia» provoque le retour des débats sur la fin de vie

Si Georgette et Bernard tenaient, avec leurs lettres, à faire connaître les raisons de leur geste, ils ne s’attendaient probablement pas à ce que leur histoire aille jusqu’à faire les gros titres de la presse nationale. Très vite, le couple est tragiquement surnommé «les amants du Lutetia», pendant qu’un certain nombre de médias insistent particulièrement sur le fait que Georgette et Bernard sont morts ensemble, en se tenant la main.

Au-delà de la dimension dramatique et symbolique forte de leur mort, certains médias vont plus loin et relancent le débat sur la fin de vie voulu par le couple. BFMTV constate ainsi qu’en 2013 «très peu de pays européens autorisent le suicide assisté, qui n’est légal qu’en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg» (depuis rejoints par l’Espagne, l’Autriche et le Portugal), avant de réexpliquer brièvement la différence entre euthanasie active («un tiers administre au malade une substance létale pour provoquer sa mort immédiate»), euthanasie passive («absence de recours à des soins ou à des instruments qui auraient pu prolonger la vie du malade») et suicide assisté («un tiers fournit au malade une substance létale, qu’il s’administre lui-même»). Le Midi Libre fait, lui, remarquer que François Hollande, alors président, a formulé une proposition à ce sujet lors de la campagne présidentielle de 2012 et «a depuis promis, après la publication d’un avis du CCNE (Comité consultatif national d’éthique), un débat public sur la question de la fin de vie, avant un possible projet de loi d’ici à la fin de l’année». «Depuis 2005, rappelle, enfin Le Parisien, la loi Leonetti empêche “l’obstination déraisonnable” du corps médical sur un malade. En clair, [il faut mettre en place] une sorte d’euthanasie passive: l’arrêt des soins est permis si l’acharnement thérapeutique est établi.»

Dix ans après le suicide du couple au Lutetia, bientôt une évolution de la loi?

La question de la fin de vie a perduré dans les débats publics pendant une décennie, notamment sous l’effet du cas médiatisé de Vincent Lambert. Néanmoins, la loi a peu évolué. Si en 2016 des modifications mineures ont été apportées à la loi Leonetti, seul l’article 1er de la proposition de loi du député Olivier Falorni en faveur de la création d’un droit à «une assistance médicalisée active à mourir» a eu le temps d’être examiné et adopté, au printemps 2021, lors de la niche parlementaire du groupe LIOT (Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires, de centre gauche à centre droit) face à l’obstruction d’une poignée de députés LR (Les Républicains, droite).

Sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, une convention citoyenne sur la fin de vie s’est tenue à l’hiver 2022. Celle-ci a abouti à la remise d’un rapport au gouvernement, dans lequel les 184 citoyennes et citoyens tiré.e.s au sort se sont largement prononcé.e.s en faveur d’une «aide active à mourir», avec une préférence pour laisser le choix à chaque personne de pouvoir recourir à l’euthanasie ou au suicide assisté. Depuis, Emmanuel Macron a annoncé vouloir une meilleure application de la loi actuelle, «un plan décennal national pour le développement des soins palliatifs», ainsi qu’un projet de loi sur la fin de vie «d’ici à l’été 2023». Ce dernier se fait toujours attendre.

Lors d’un discours tenu en septembre 2022 à l’occasion de la remise de la grand-croix de la Légion d’honneur à Line Renaud (le Prochain Voyage), Emmanuel Macron déclarait au sujet de l’engagement de l’actrice en faveur de l’euthanasie: «Votre combat pour le droit de mourir dans la dignité vous ressemble et nous oblige. Dicté par la bonté, l’exigence et cette intuition unique que c’est le moment de faire, alors nous ferons». En 2013, le Point rappelait que la France dénombrait environ 3000 suicides par an chez les plus de 65 ans. En 2021, le taux de suicide y était encore deux fois supérieur (20%) par rapport au reste de la population française (9%). D’après Ouest-France, un tiers des plus de 65 ans décède, de nos jours, par suicide.
Thomas Pouilly