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HUMEUR Merci Drag Race France !

Il y a plusieurs façons d’entreprendre un voyage avec l’émission Drag Race, dont la déclinaison française est devenue en deux saisons une référence internationale de la scène drag. Ici, vous en découvrirez peut-être une nouvelle. Elle m’est très personnelle. Que celles et ceux qui aiment la scène drag prennent ce train.

Un blocage inexpliqué. Puis des larmes libératrices. Il y en a eu du chemin entre ces deux étapes… Drag Race France m’a permis de me réconcilier avec ma féminité. Une surprise bienvenue pour laquelle le programme gardera ma reconnaissance éternelle. Pourtant, j’aurais bien pu ne jamais regarder cette émission. Même si le pourquoi et le comment n’est pas toujours clair ni évident, je n’ai pas pour habitude de me forcer à consacrer du temps à quelque chose qui rencontre chez moi une certaine réticence. Sauf quand curiosité et incompréhension se combinent avec force et me poussent à l’action. Ce fut le cas ici.

Jusqu’à son arrivée en France*, je n’avais jamais été exposée au phénomène Drag Race et, plus globalement, très peu à l’univers du drag avec ses queens et ses kings. Il y avait bien eu les stories d’un ancien camarade de classe assistant à des drag shows, un cousin approché pour travailler sur la pochette d’album d’une queen et quelques allusions ici et là au détour de discussions dans des soirées avec des proches. J’étais restée à distance de la saison 1 du concours Drag Race France, lancé le 25 juin 2022 en simultané sur France.tv/Slash et sur France 2.

Des extraits de l’émission, dont la créativité foisonnante et la fraîcheur sont plus que bienvenues –pour ne pas dire nécessaires– en termes de représentation, ont fini par m’être proposés avec insistance par l’algorithme d’Instagram (une merveilleuse idée, pour une fois) à l’aube du lancement de la saison 2. Ça, l’invitation appuyée de ma moitié à visionner la saison 1, qu’elle avait dévorée, avant de regarder une émission en présence de toutes les queens pionnières à l’aube du lancement de la 2 et la présence de Daphné Bürki parmi les jurés m’ont fait franchir le pas.

Drag Race France avait tout pour me séduire: des personnes aux histoires personnelles médiatiquement invisibilisées, rassemblées sur le service public autour d’un concours artistique. (Gloire aux émissions Ink Master et Face Off !) Alors pourquoi était-ce si difficile à suivre? Au fil des épisodes, j’ai découvert des parcours de vie ponctués de violence –notamment parentale– et de rejet, mais aussi teintés d’espoir. A mesure que leurs histoires faisaient écho en certains points à la mienne et que je m’attachais à cette joyeuse troupe, j’ai compris.

«Comprendre est toujours la clé de la libération. A partir de là, les nœuds à l’estomac et aux méninges se sont déliés»

Observer des hommes –pour la majorité– être célébrés à jouer des codes de la féminité a réveillé une vieille blessure de mon moi enfant-ado que je pensais guérie. Celle de ne jamais avoir su rentrer dans ce spectre de la féminité attendu, poussée par des injonctions patriarcales le plus souvent oppressantes:«Pourquoi tu ne portes pas de robe ? T’es un vrai garçon manqué. Ça t’irait bien, c’est féminin. Ça mettrait en valeur tes belles jambes.» «Pourquoi tu ne te maquilles pas? Tu serais vraiment trop belle avec du maquillage.» «T’aimes le sport? T’es un vrai garçon manqué! Ah ouais, t’aimes le sport? Une fille qui aime le sport, c’est rare! Trop chouette.» «Tu ne devrais pas dire de gros mots, c’est encore plus moche dans la bouche d’une petite fille…» Et j’en passe.

Ne pas être douce et calme, ne pas se laisser guider vers la «bonne conduite» mais être curieuse, questionner ces évidences résolument injustes, cela détonnait. Et pas en bien. J’étais souvent «trop», parce que je cochais beaucoup de cases valorisées pour les petits garçons. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais pas être comme eux et en attendre les mêmes mérites parce que j’étais une fille. J’étais aussi «pas assez», parce que cette attitude m’éloignait un peu trop de celle qu’on attend des petites filles. Je n’en voulais donc pas aux drag queens, leur art me fascinait autant qu’un autre, leur parcours de vie m’inspirait respect et empathie. Si assister aux shows était difficile, cela ne tenait qu’à moi et à ce trauma.

Comprendre est toujours la clé de la libération. A partir de là, les nœuds à l’estomac et aux méninges se défont. Deux moments forts de la saison 2 ont particulièrement contribué à me délester d’un poids. D’abord, il y a eu la participation de membres des Coqs festifs, équipe inclusive et gay friendly de rugby parisienne où se mélangent gays, bis, hétéros. Faire de rugbymen des drag queens: pouvait-il y avoir images plus fortes que ces sportifs d’une discipline perçue comme étant un summum de la virilité embrassant leur part de féminité pour une petite fille biberonnée à la culture rugbystique?

«On ne redira jamais assez à quel point la représentation de notre société dans toute sa diversité est fondamentale. A quel point elle change des vies pour le meilleur»

Ajoutez à cela les mots posés pendant l’émission, mais aussi après, qui sont venus panser les plaies laissées ouvertes par le passé. «Je veux montrer à mes enfants qu’il est possible d’être qui on veut. Qu’il n’y a pas de barrière à ça dans la mesure où on s’écoute soi-même», pointait simplement François, papa hétéro de deux enfants. Il y a aussi eu les mots de Rayhanne, recueillis par nos confrères de 20 Minutes: «J’aimais beaucoup l’idée [de participer] parce qu’on me catalogue comme un mec un peu rustre en apparence. Là, ça me permettait de casser les codes. Quand on veut me mettre dans une case, je tiens à montrer que je peux faire autre chose. Je suis persuadé qu’on a tous une part de féminité en nous. La question, c’est de l’accepter ou non. […] Je profiterai de ce moment pour leur montrer que tu peux être masculin, viril, tout ce que tu veux, mais qu’à côté tu peux t’amuser, il n’y a rien de dramatique. Me mettre en drag m’a permis de montrer une part de féminité, de l’assumer. On se sent plus libéré après.»

C’est sans oublier les discours des drags et de leurs proches lors de la grande finale remportée par Keiona, le 25 août dernier. En point d’orgue, celui de Sara Forever, à qui la présentatrice Nicky Doll indiquait: «Chaque fois que tu as gagné pendant l’émission, tu as l’air de ne pas comprendre pourquoi…» Et la finaliste de répondre: «Ça m’arrive souvent. On m’a tellement dit dans ma vie que c’était soit trop, soit pas assez, soit trop populaire, soit trop intello… que, lorsque des choses très cool t’arrivent, tu ne te rends pas compte que tu es à ta place et au bon endroit. Et là, c’était le cas pour une fois.» Elle confiait également un peu plus tôt dans un extrait revenant sur son parcours: «Toute ma vie je n’ai jamais eu ma place, je me suis toujours sentie à côté, et ici j’ai su accepter ce sentiment, le mettre de côté et me battre pour ce que je voulais défendre. Ce que je n’avais jamais réussi à faire jusqu’à maintenant

Voilà où j’en suis grâce à Drag Race France. On ne redira jamais assez à quel point la représentation de notre société dans toute sa diversité est fondamentale. A quel point elle change des vies pour le meilleur. Les moments plombés par la culpabilité et l’impression d’être en décalage sont toujours là. Mais grâce à cette émission ils sont moins présents et bien moins inhibants. Les moments d’acceptation sont, eux, plus nombreux.

Depuis, je me plais à jouer avec les codes du genre au gré de mes envies et du feeling du jour, tantôt plus masculine, tantôt plus féminine. D’obstacle quotidien, cette féminité inatteignable et incompatible s’est décalée à mon côté, comme un vieux compagnon dont on ne peut pas se défaire mais qui ne nous empêche plus d’avancer. Me voilà bien plus libre et sereine... et je le dois aux queens. Alors, merci Drag Race France, vivement 2024 et la saison 3 pour de nouveaux lip-sync** lé-gen-daires!
Justine Saint-Sevin

* Le phénomène Drag Race est né aux Etats-Unis sous l’impulsion de la drag queen Ru Paul, qui a lancé RuPaul’s Drag Race en 2009. Objectif, une téléréalité pour trouver la future grande star du drag. Le milieu, qui a connu une grande effervescence dans les années 1990, est revenu sur le devant de la scène grâce à l’émission. Véritable succès populaire, RuPaul’s Drag Race en est à sa 15e saison et a été déclinée dans de nombreux pays d’Amérique latine, d’Europe et d’Asie.


** Synchronisation labiale qui assure la coordination texte – interprétation d’un extrait ou de l’intégralité d’une chanson. C’est également appelé
play-back.