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SANTÉ La Nouvelle-Zélande mobilisée pour une meilleure gestion des commotions cérébrales dans le rugby

Pendant que la Fédération française de rugby (FFR) et la Ligue nationale de rugby (LNR) se retrouvent au cœur d’une plainte collective sur leurs obligations concernant les commotions cérébrales, la Nouvelle-Zélande instaure de nouvelles mesures pour mieux les prévenir et guérir. Une évolution attendue par de nombreux joueurs.

Le rugby à XV, sport de contact pratiqué dans le monde entier, affiche l’un des taux de commotion cérébrale les plus élevés de tous les sports de contact. Vouloir tendre vers une pratique sans aucune blessure cérébrale relève de l’utopie, mais abaisser les risques et proposer une meilleure prévention est possible. Essentiel même. D’après une étude menée par des chercheurs de l’université de Glasgow, les anciens joueurs internationaux sont deux fois et demi plus enclins que le reste de la population à développer des maladies neurodégénératives en raison de lésions cérébrales à répétition. Et ils présentent un risque trois fois plus élevé de contracter la maladie de Parkinson. C’est le cas de l’ancien international français et talonneur Marc Dal Maso.

Conrad Smith, ancienne gloire des All Blacks –surnom de l’équipe néo-zélandaise nationale–, pointe le fait que son pays et la France, où il a terminé sa carrière, ont une approche différente du problème: «Le sujet se posait déjà lors de mes dernières années comme joueur en France (2015-2018, à Pau). En Nouvelle-Zélande, il n’a véritablement pris de l’ampleur au niveau du grand public et des médias que depuis un an. La mentalité s’y résume à: si tu fais du sport, tu en acceptes les risques, et particulièrement le risque de blessure. En Europe, et peut-être plus encore en France qu’en Angleterre, si tu fais du sport, tu considères que les instances sportives doivent veiller à te protéger face aux risques. C’est une approche culturellement différente.»

Une plainte collective pour atteinte à l’intégrité mentale

D’après lui, «les choses sont bien encadrées» en France. «Les protocoles médicaux sont bien suivis. A la Section paloise, lors de commotions ou même de suspicion de commotions, aucun risque n’était pris, même si cela devait impacter le rendement de l’équipe. S’il y a encore des choses à améliorer, c’est dans la formation technique des joueurs, notamment au niveau du geste du plaquage, pour que celui-ci soit effectué avec efficacité mais aussi en sécurité.»

Plus de 200 anciens joueurs professionnels se sont associés à une plainte collective contre World Rugby, les fédérations galloise WRU et anglaise RFU pour dénoncer les atteintes à leur intégrité mentale. Parmi les plaignants, des leaders du mouvement au Royaume-Uni: les internationaux gallois et anglais Alix Popham et Steve Thompson, passés par Brive, souffrent de démence. Des plaintes semblables touchent aussi la fédération française FFR et la LNR. En 2019 c’était Jamie Cudmore, l’ex-deuxième-ligne de l’ASM Clermont, qui portait plainte pour «mise en danger de la vie d’autrui» à la suite d’une série de commotions cérébrales.

Une chose que Conrad Smith comprend, «même si cela concerne des joueurs qui ont joué dans un autre contexte qu’aujourd’hui, avec d’autres pratiques. Ces joueurs durement touchés par les conséquences des commotions reçues se sont sentis un peu seuls, abandonnés par les instances et les fédérations. Leur démarche n’a pas eu qu’un impact positif dans la prise de conscience, elle en a eu un aussi dans la prise en charge de la question des commotions dans le rugby.»

Alice Theadom, professeure de psychologie spécialisée en santé du cerveau et directrice du réseau TBI (traumatic brain injury, lésion cérébrale traumatique) à l’Université technologie d’Auckland, explique: «En Nouvelle-Zélande, une étude que nous avons réalisée il y a quelques années a révélé qu’une plus grande proportion de nos athlètes de rugby d’élite et communautaires [non professionnels, NDLR] retraités déclarent avoir subi au moins une commotion cérébrale. Il existe également un lien entre les commotions subies pendant leur carrière sportive et leur état de santé actuel, ainsi qu’une diminution des performances lors de certains tests cognitifs portant sur l’attention, le traitement des informations, le passage rapide d’une tâche à l’autre et la mémoire. Les recherches actuelles suggèrent que ce sont les commotions répétées qui sont liées à des effets à plus long terme.»

Conrad Smith, qui a subi pas moins de cinq commotions, n’a pas «particulièrement peur. Pour moi, ce risque était par exemple moins grand que de fumer, consommer trop d’alcool ou n’avoir aucune activité physique. Je n’ai pas de suivi neurologique particulier –même si je reste vigilant sur les éventuelles manifestations et signes.» Aujourd’hui, les consignes sont les suivantes: s’il y a reconnaissance des symptômes d’une commotion sur le terrain, il faut sortir le joueur de l’espace de jeu afin d’éviter le suraccident, le laisser récupérer et retourner au jeu seulement après avis médical favorable.

Une multiplication des études néo-zélandaises

«Tout choc à la tête ou au corps dont l’impact est suffisant pour faire bouger le cerveau à l’intérieur du crâne peut entraîner une commotion cérébrale», tient à rappeler Alice Theadom. Il existe pour chacun d’entre nous dans tous les aspects de notre vie un risque que nous devons prendre en compte, ce n’est pas seulement un problème lié au rugby.

Pour mieux appréhender les risques existant sur les terrains rugbystiques, on multiplie les études. Les chercheurs en neurosciences néo-zélandais Andrew J. Gardner , Grant L. Iverson, W. Huw Williams, Stephanie Baker et Peter Stanwell ont décortiqué la base de données disponibles sur les commotions cérébrales dans le rugby à XV. Selon les résultats, elles sont courantes et signalées en match, et moins présentes lors des entraînements. Le risque de commotion cérébrale varierait également selon le niveau de jeu. Il serait plus grand au niveau amateur qu’au niveau élite.

Une autre étude néo-zélandaise compare les fonctions cognitives des anciens joueurs de rugby à XV à celles des anciens joueurs de sport sans contact. Patria A. Hume , Alice Theadom , Gwyn N. Lewis , Kenneth L. Quarrie, Scott R. Brown, Rosamund Hill et Stephen W. Marshall ont examiné les différences entre 366 anciens joueurs. Le groupe de rugby élite a obtenu de moins bons résultats aux tests d’attention complexe, de vitesse de traitement, de fonctionnement exécutif et de flexibilité cognitive. Il en est de même pour les groupes de rugby amateur. De nombreux déficits neurocognitifs légers et modérés ont été trouvés chez ces athlètes. Pour les plus jeunes, entre 7 et 12 ans, les taux de blessure sont faibles. Environ 8% des joueurs font une déclaration chaque année.

Les recherches de l’Accident Compensation Corporation (ACC, délégation ministérielle dont la mission est d’aider à prévenir les blessures et d’éviter les impacts sur le quotidien) montrent que les joueurs maoris et du Pacifique ont des taux de commotion cérébrale plus élevés et des taux de signalement plus faibles. La New Zealand Rugby (NZR, fédération néo-zélandaise) a recommandé aux joueurs de 19 ans et moins d’arrêter de jouer durant vingt-trois jours après une commotion cérébrale. Pendant cette période, les joueurs doivent suivre un programme de retour progressif à l’apprentissage au travail, ainsi qu’un programme de retour au jeu (GRTP).

Même légers, les risques inhérents à ce sport, qui joue un rôle immense dans le parcours éducatif des jeunes Kiwis, restent source de «questionnement chez certains parents, reprend Smith. Il est important de rassurer, de ne pas cacher qu’il y a des risques, que le rugby est un sport de contact, mais qu’il n’y a pas plus de risques qu’avec la pratique du mountain bike [vélo tout-terrain], par exemple. Je ne suis pas inquiet en tant que parent [son fils a débuté à la Section paloise]. Bien sûr, si mon fils subit un K.O., je sais qu’il faudra échanger avec lui, surveiller sa récupération, qu’il prenne le temps d’une pause importante avant de pouvoir rejouer.»

«Nous devons nous attaquer aux commotions cérébrales de plusieurs manières», Alice Theadom

Proactive, l’ACC a lancé l’opération: «La gestion des commotions cérébrales est la responsabilité de tous.» Dans ce cadre, trois All Blacks sont intervenus au sein d’un collège de Wellington en juillet 2022. Parmi eux, David Havili, qui a subi plusieurs commotions au cours de sa carrière. Le joueur s’est exprimé sur l’importance du repos et de la récupération après une commotion. Ce type de rencontre, organisée en partenariat avec la NZR, s’adresse particulièrement aux joueurs maoris ou issus des communautés du Pacifique de 13 à 19 ans.

«C’est très important que l’exemple vienne d’en haut. Le rugby est un sport de transmission et la transmission doit aussi se faire sur un sujet comme les commotions», précise Conrad Smith, tout en admettant que sa génération a été «la première à être véritablement encadrée et informée, avec des protocoles précis à suivre après une commotion. Peut-être la génération précédente ne l’était-elle pas ou pas suffisamment. Aujourd’hui tout cela est connu, documenté. Les joueurs doivent donc se responsabiliser, suivre les consignes de l’encadrement médical, ne pas reprendre trop vite, etc.»

Le Dr Ken Quarrie, scientifique en chef du rugby néo-zélandais, a déclaré que ces informations aideraient la NZR et l’ACC à cibler le bon public avec les bonnes interventions pour aider à minimiser le risque de blessure. «Bien que notre objectif soit toujours d’avoir davantage d’enfants qui jouent et apprécient le rugby, nous cherchons continuellement à améliorer la façon dont nous rendons le jeu plus sûr. La combinaison des données de la NZR et de l’ACC nous aide à gérer les risques dans le rugby – cela alimente nos conseils sur les lois, notre offre de formes de jeu sans contact et nos programmes d’éducation.»

25 000 blessures auraient été évitées grâce à RugbySmart

Le plus grand programme à ce jour reste RugbySmart, qui «a contribué à réduire les risques de blessure, comme les lésions de la moelle épinière dans le rugby néo-zélandais», avance la professeure Theadom. Il impose à tous les entraîneurs et à tous les arbitres de compléter un module en ligne et d’assister à une session pratique qui va leur permettre de mieux reconnaître une commotion et de savoir comment s’en remettre.

«De 2017 à 2020, RugbySmart aurait évité environ 25 000 déclarations de blessure. Il a également limité le nombre de déclarations pour blessure grave à moins d’une par an. L’objectif principal est de prévenir les blessures graves, précise le Dr Ken Quarrie. RugbySmart est désormais le programme obligatoire le plus ancien du monde sur la prévention des blessures sportives. Nous sommes fiers d’être en avance sur le jeu, et que d’autres nations de rugby s’intéressent à ce que nous faisons.»

Au-delà d’un programme de prévention, Conrad Smith juge nécessaire de «revoir la zone plaqueur/plaqué. Avec les stratégies de rush defence [défense inversée] et les qualités athlétiques des joueurs actuels, la pression est telle que le temps d’analyse avant l’action est fortement raccourci. Tout va beaucoup plus vite, et d’ailleurs les règles se sont adaptées dans ce sens en favorisant l’attaque sur les zones de ruck [mêlée spontanée]. Plus que des règles, le salut viendra de la technique et de la formation individuelle du joueur, notamment en défense, que sous la pression il puisse effectuer vite le bon geste, adopter la bonne attitude, avec le maximum d’efficacité pour l’équipe. L’efficacité va aussi de pair avec l’intégrité physique du joueur, si on en revient aux commotions: un joueur qui développe vitesse et puissance sans une totale maîtrise du geste du plaquage ou du franchissement aura plus de risques de se blesser.»

Le Dr Ken Quarrie rappelle l’importance du «carton bleu», dispositif étendu à l’ensemble des compétitions seniors et jeunes en rugby amateur, toutes catégories féminines et masculines confondues. Il se résume à un protocole très simple: dès qu’il y a le signalement par l’arbitre d’un comportement donnant des signes évidents de commotion cérébrale, le carton bleu est signifié à la joueuse ou au joueur concerné puis est consigné sur la feuille de match, ce qui entraîne de facto un blocage de la licence. L’initiative permet aux arbitres de retirer des joueurs d’un match s’ils sont soupçonnés d’avoir subi une commotion cérébrale. Carton bleu ou non, la joueuse ou le joueur doivent respecter une période d’attente minimale et suivre le protocole de retour progressif au jeu.

Engagement international fort et harmonisation des pratiques

Tous ces programmes ont permis de grandes avancées dans ce domaine. «Le sujet est aujourd’hui une préoccupation pour tout le monde» affirme Theadom. Il faut voir s’il existe des moyens de rendre le jeu plus sûr en examinant comment les blessures sont subies. En outre, il ne s’agit pas seulement des compétitions, nous devons également réfléchir aux blessures subies par les athlètes pendant l’entraînement et en dehors du sport afin d’optimiser et de protéger la santé de leur cerveau.» La chercheuse invite à un engagement international fort et à une harmonisation des pratiques. «Il y a beaucoup de conseils différents fournis aux athlètes, ce qui crée de la confusion. Il serait formidable de voir des conseils et des directives similaires dans les différents sports et niveaux de jeu.»

Elle reprend: «Il y a encore beaucoup de questions auxquelles nous n’avons pas de réponses, et les chercheurs sont désireux de nous aider à mieux comprendre les commotions cérébrales afin de prévenir autant que possible les blessures et de garantir que les joueurs reçoivent les meilleures informations et les meilleurs soins.» Des études sur l’amélioration des stratégies de gestion des joueurs commotionnés, ainsi que sur les résultats à plus long terme d’une commotion chez les joueurs à la retraite sont nécessaires. Les différents acteurs veulent mettre l’accent sur la prévention, l’identification des blessures, leur gestion médicale, ainsi que sur les risques à long terme.

Sur la question, Conrad Smith salue, lui, le rôle de la France, «prescriptrice au niveau des règles», tout en ayant œuvré à World Rugby (l’instance dirigeante du rugby international) pour le durcissement des sanctions sur les plaquages hauts, même s’«il faut du temps pour que cela ait des effets au niveau des clubs et du rugby amateur partout où le rugby est pratiqué. Le rugby n’est pas un sport global, comme le football, et World Rugby n’a pas les mêmes moyens que la Fifa», conclut-il.

Pour l’un comme pour l’autre, une évidence: chaque fédération doit prendre le sujet des commotions au sérieux et travailler à l’adaptation des techniques de jeu pour trouver une solution pérenne.
Nausicaa Maugé