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À LA PAGE Je suis née au son du violon

C’est dans un livre que Bénédicte Flye Sainte Marie découvre l’existence de la musicienne Camille Urso. Elle commence son enquête sur le portail de la bibliothèque du Congrès américain, «un océan d’archives nationales». Dans cette biographie inédite, l’autrice part sur les traces de la première violoniste française reconnue, tout d’abord outre-Atlantique.

Nantes, 1847. Camille Urso a 7 ans quand elle entend le son du violon pour la première fois, dans une église. Quelques années plus tard, la Nantaise figure parmi les premières femmes à être admises en classe d’instrument au conservatoire de Paris. Le violon devient son plus fidèle compagnon jusqu’à sa mort, en 1902, à l’âge de 61 ans.

Diplômée du Conservatoire de Paris à 12 ans, la musicienne enchaîne les tournées en France, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, en Australie et en Afrique du Sud. C’est aux Etats-Unis, dès ses premiers concerts à Boston, que Camille Urso rencontre le succès. La presse américaine s’enflamme. «C’était l’une des plus pures manifestations du génie qui soient jamais venues vers nous directement du paradis», peut-on lire dans les colonnes du Dwight’s Journal of Music le 16 octobre 1852. Ainsi, Camille Urso devient une icône aux États-Unis avant d’être célébrée en France, ouvrant une brèche aux femmes qui se destinent à une carrière musicale.

Évidemment, à l’époque, les obstacles sont nombreux. La première des difficultés pour la jeune Camille est de convaincre sa famille de la laisser jouer du violon. Les parents de la jeune artiste, pourtant tous deux musiciens, refusent d’abord catégoriquement qu’elle suive des cours. Au XIXe siècle, rappelle l’autrice, la pratique d’un tel instrument était entièrement réservée à la gent masculine sous le prétexte qu’elle exigeait «une fougue qui altérait la physionomie faciale de la musicienne», selon les considérations de l’époque. Autrement dit, sois belle et tais-toi.

A la cinquantaine, Camille Urso prend conscience de son influence et décide de s’engager publiquement

Le père de Camille Urso, flûtiste à l’opéra de Nantes, finit tout de même par céder à sa requête et demande à un ami de lui enseigner les bases de la musique. Mais casser les codes dans le cercle familial n’est que le début de la longue bataille de Camille: il lui faut désormais s’affirmer dans la société. La violoniste, qui voulait simplement être libre de s’adonner à sa passion, est devenue militante malgré elle.

Consciente de son influence dans la sphère musicale et de l’urgence à faire bouger les choses, c’est vers ses 50 ans que le changement s’opère, en 1893, lors de l’Exposition universelle de Chicago. «Camille Urso l’artiste avait cédé sa place à Chicago à Camille Urso la militante», rapporte Bénédicte Flye Sainte Marie. Et de préciser: «[…] Elle y évoquait avec limpidité et une incroyable modernité les chaînes qui bridaient encore et toujours [les femmes] dans ce métier, notamment la persistance d’un monopole masculin aux postes hiérarchiques. Les chefs d’orchestre, les managers et les membres des comités de direction des institutions culturelles étaient quasiment tous des hommes et y prenaient les décisions sans aucune concertation. Camille insista aussi sur la discrimination dont [les femmes] souffraient dans les orchestres.»

Ainsi, elle accepte de contribuer à l’ouvrage Music of the Modern World d’Anton Seidl, directeur musical de l’Orchestre philharmonique de New York et ancien assistant de Richard Wagner. Elle prend également la présidence d’honneur du Women’s String Orchestra, l’orchestre de cordes 100 % féminin (cent musiciennes) fondé par un ancien élève de Franz Liszt, Carl Lachmund.

L’autrice révèle les facettes d’une féministe qui s’est longtemps ignorée, mais qui traçait en cadence le sillon de sa liberté

Au-delà de la pratique même du violon, c’est toute la conception de la femme au XIXe siècle que défie Camille Urso. Oui, une femme peut mener une carrière professionnelle tout en ayant des enfants et un mari. Oui, une femme peut exister en son nom propre et non en tant que «femme de» (d’ailleurs, son mari Frederic Luere lui consacrera sa carrière professionnelle en devenant son manager). Oui, une femme peut intégrer un orchestre –elle sera la première femme à se produire avec l’orchestre du conservatoire de Paris, en 1865. Oui, une femme peut voyager. La preuve, elle embarque vers 1880 sur le bateau l’Arawata et parcourt en moins d’un an la moitié du globe pour donner des concerts. Cela sans compter les nombreux allers-retours de celle qu’on surnommait «Lady Violin» entre la France et les États-Unis.

Dans son livre, Bénédicte Flye Sainte Marie présente l’artiste sous toutes ses facettes. Camille Urso, l’élève modèle discrète et pudique, est aussi la femme qui enfonce des portes fermées à double tour à ses semblables, celles de l’apprentissage, du professorat, du jeu en solo, en orchestre, etc. En somme, une vie d’accomplissement hors normes, dont la sépulture aux Etats-Unis ne rend pas compte puisqu’elle y figure seulement comme «femme de Frederic Luere», rapporte l’autrice, qui s’est rendue sur place à l’été 2022. Elle ajoute: «C’est saisissant, ça illustre bien la condition des femmes de l’époque. C’est une double injustice, car, si elles se battaient pour vivre comme elles le souhaitaient, elles étaient au final gommées après leur mort. C’est pareil en sciences, on appelle ça l’effet Matilda

Si aujourd’hui les femmes trouvent davantage leur place dans le monde de la musique qu’au XIXe siècle, le combat n’est pas gagné pour autant. Comme le souligne Bénédicte Flye Sainte Marie dans son livre, «seulement 6 % des chefs d’orchestre et un peu plus d’un quart des solistes sont des femmes».

Cécile Moine

Je suis née au son du violon, de Bénédicte Flye Sainte Marie, est paru le 12 janvier 2023 aux Editions Infimes, 185 pages, 14€.

En savoir plus

Le documentaire Répétitions de Colombe Rubini, sorti en 2021, et le livre Mozart était une femme, d’Aliette de Laleu (2022, éditions Stock) traitent également de la condition de la femme dans le monde musical. A voir aussi, le film Divertimento réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar (25 janvier 2023). Au même moment, le film Tár, réalisé par Todd Field sortait lui aussi en salle. Il a fait remporter à l’actrice Cate Blanchett le prix de la meilleure actrice aux Bafta 2023.

Sur l’autrice

Journaliste en presse magazine, Bénédicte Flye Sainte Marie est également l’autrice de trois autres ouvrages parus aux éditions Michalon: PMA: le grand débat, les 7 Péchés capitaux des réseaux sociaux, et le Pouvoir de l’apparence: le physique, accélérateur de réussite? (livre dont elle est coautrice avec Catherine de Coursac).