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INTERVIEW LECTURE Claudia Tavares

Si le restaurant brésilien O Corcovado a élu domicile rue du Château, à Paris 14e, ce n’est pas un hasard: la propriétaire des lieux est Claudia Tavares. La Franco-Brésilienne est une reine dans son domaine, celui de la survie envers et contre tout. Dans son dernier livre Claudia l’ex-employée de Xavier Niel raconte sa vie qui commence au Brésil. C’est l’histoire d’une personne intersexe qui s’est faite toute seule.

Un extrait de Claudia dans lequel Claudia Tavares raconte son entrevue parisienne avec un homme de loi.«Quand il regarda mon dossier, il vit “monsieur”, mais quand il leva les yeux sur moi, il vit “mademoiselle”. Il se jeta à l’eau et me demanda comment je voulais qu’il m’appelle: monsieur ou mademoiselle? En le regardant droit dans les yeux, je lui demandai ce qu’il voyait devant lui et il me répondit sur le champ: “Je vois une femme”.»

Tu es définie comme pseudo-hermaphrodite…
Oui, aujourd’hui on dit intersexe. Ça veut tout dire et ça ne veut rien dire à la fois. Dans mon cas, je n’avais ni testicules ni verge, mais j’étais dotée d’une excroissance clitoridienne. A cause de ça, ma mère a pensé que j’étais un garçon.

A quel moment es-tu opérée de cette anomalie génitale?
J’avais 30 ans, en janvier 1991, lorsqu’on m’a reconstruit le canal urinal. Cela a été pris en charge par la Sécurité sociale. Pour moi, c’était une opération banale, mais qui a quand même duré cinq heures! Il y a eu deux autres interventions comme ça, puis tout est rentré dans l’ordre.

A mon arrivée en France, il était indiqué “homme” sur mes papiers d’identité. Quand je devais les présenter, il y avait toujours un moment de flottement… Un jour quelqu’un m’a posé la question: «Est-ce que vous avez choisi d’être une femme plutôt qu’un homme?” Non, je n’ai rien choisi.

Quelles ont été les conséquences de ces trois opérations sur ta santé?
Je savais déjà que je n’aurais pas d’enfant, que mon appareil génital n’était pas conçu pour. Pour faire des enfants, il faut avoir des ovaires. Or je n’ai jamais eu de règles. Il faut être réaliste.

Elle t’avait dénommée “la chose” et t’avait caché l’identité de ton père, son amant. Ta maman tient une place importante dans Claudia
Oui, je l’aimais. Je le lui ai dit avant qu’elle meure. D’ailleurs, je lui parle dans le livre. Si j’ai fugué pour la première fois à 7 ans, c’est parce que je voulais connaître mon père. Mon beau-père, “ce mec qui était à la maison et qui hurlait tout le temps” ne pouvait pas être le mien: ce n’était pas possible. Je sentais qu’il ne l’était pas. La suite m’a donnée raison.

On m’a retirée de l’école à 8 ans pour que je m’occupe de mes frères et sœurs. Heureusement pour moi, j’avais déjà découvert le goût de la lecture. A 6-7 ans, je voulais être écrivain. Je lisais et je connaissais déjà des textes traduits en portugais. Il n’y avait pas de livres chez moi mais il y en avait à l’école et chez ma professeure privée. Alors, j’ai travaillé pour me payer des cours particuliers. Je me levais à 5 heures pour m’occuper de la fratrie, je travaillais à mi-temps pour payer mes cours du soir, et je m’occupais de mes frères et sœurs le reste de la journée… j’avais de longues journées!

Dans ton livre, on te sent proche de la philosophie et de la spiritualité…
Oui, j’ai beaucoup lu sur ces sujets. Catholique pratiquante, j’ai été baptisée, j’ai été croyante, et je pensais que Dieu me protégeait. A 5 ans, le même prêtre qui disait la messe en latin m’a emmenée derrière l’église: il a mis son sexe entre mes jambes. Il m’a violée.

Plus tard, je me suis intéressée à la sociologie, aux sciences. Je me suis posée beaucoup de questions. Pour finir, je suis devenue athée. La spiritualité, pour moi, c’est une question d’énergie dans laquelle on peut puiser.

Dans Claudia, tu racontes tes années Minitel et tu évoques sans équivoque le bureau privé de ton ex-boss Xavier Niel, devenu milliardaire et patron de Free depuis. Tu relates le chantage dont tu as été l’objet pendant presque quatre ans. Qu’est devenu le flacon de sperme de «la dernière fois», en 1999?
Il est toujours congelé. Il se trouve quelque part, mais pas chez moi. Au départ, j’ai conservé ce sperme pour garder une trace et pouvoir porter plainte une fois que je ne serais plus l’employée de Xavier Niel (période Minitel rose, NDLR). Il ne m’a pas violée, mais il y a eu abus sexuels et abus de faiblesse par personne ayant autorité chaque fois que j’allais dans son bureau. Mon patron connaissait mon passé, savait comment j’étais née, et il avait lu mon premier livre. Je ne savais pas comment m’en débarrasser…

Je suis allée aux prud’hommes, j’ai vu un médecin et j’ai tout expliqué. Le médecin du travail m’a dit «Quittez ce boulot, il va vous détruire.» Mais je n’avais rien d’autre que la peur de me retrouver seule. Je venais de perdre mon premier grand amour (décédé brutalement et dans de tragiques circonstances, NDLR).

Aujourd’hui, comptes-tu toujours porter plainte contre lui?
Il y a prescription, cela s’est passé il y a plus de vingt ans.
Tu n’as que 16 ans quand tu débarques seule en France, en 1979… As-tu bénéficié du soutien de la communauté brésilienne vivant à Paris à cette époque? Comment as-tu fait pour survivre?

Pimienta, une Brésilienne, m’a aidée un peu quand je suis arrivée. Je parle d’elle dans le livre. C’est elle qui m’a donné 100 francs en cachette pour que je puisse régler une chambre d’hôtel rue Lepic.

Par la suite, comment as-tu fais pour survivre à Paris, seule, aussi jeune?
On fait comme on peut… Quand on a quitté son pays et sa famille, il faut bien se démerder: soit tu voles, soit tu fais la pute. Moi, je suis tombée dans la prostitution sans le savoir, en acceptant des cadeaux de pédocriminels. C’est comme ça que j’ai pu survivre.

Incarcérée pour meurtre, tu t’es retrouvée au quartier hommes. Qui, en prison, décide du sexe des gens, les définit?
Ce sont les papiers qui décident. Si c’est indiqué «sexe masculin», alors on est un homme. En prison, quand on me demandait de baisser mon pantalon, on voyait bien que je n’avais pas pas de sexe masculin et que j’avais des seins. Mais pour l’administration, j’étais un homme…

Tu révèles le comportent de certains gardiens de prison (matons). Or les personnes incarcérées n’ont pas le droit de constituer un syndicat. Qui peut vous défendre dans des cas de viol et/ou de maltraitance de la part de matons?
Personne. On ne peut pas porter plainte. C’est ça le danger. Il y a eu ce gardien qui me disait que j’étais attendue au parloir… mais qui m’emmenait dans un coin, baissait mon froc et me baisait en me disant: «Ferme ta gueule.»

De lire m’a beaucoup aidée…

Depuis la parution de Claudia, que s’est-il passé dans ta vie?
J’entame mon 7e livre. C’est l’histoire d’une fourmi émigrée qui arrive chez quelqu’un de très riche. Dans cette famille, la mère est noire et met des perruques. Son petit garçon, qui est blanc, a honte d’elle et refuse qu’elle vienne le chercher à l’école.

Cette histoire est née dans la cuisine, c’est mon commis qui me l’a inspirée. Il vient du Bangladesh, il bosse en France depuis quinze ans. On discute, je lui ai donné des cours de français en travaillant, et je lui donne des cours de philo. Quand on a des employé.e.s, on ne les freine pas: on les aide à réussir leur vie. On a des points communs dans nos trajectoires de vie. Et si on peut s’aider, c’est une bonne chose. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il s’en sorte comme moi je m’en suis sortie. Actuellement, il cumule deux emplois pour nourrir sa famille ainsi que sa mère.

Ton mari et toi vous vous installez dans le Sud, en emmenant avec vous O Corcovado, que vous tenez depuis dix-sept ans. Un besoin de changer de l’air parisien pour celui marin?
Oui, depuis un an, on a le projet de quitter Paris. J’ai connu un Paris extraordinaire, j’adorais m’y balader. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Là où nous allons, j’aurai davantage de liberté. Pour m’adonner à l’écriture, et j’ai envie aussi de me lever à 7 heures et d’aller courir sur la plage. C’est très important pour moi.

Pourquoi vivre en bord de mer, c’est si important?
C’est un rêve d’enfant du temps que je faisais quand je dormais sur une plage située à 80km de Sãu Paulo. Pour me protéger, je m’enfouissais dans le sable. Quand je me réveillais vers midi, je regardais les immeubles et je me disais que je voulais vivre dans un appartement face à la mer plus tard. A 61 ans, je vais pouvoir le faire. Tout ce dont j’ai rêvé quand j’étais gosse, je l’ai réalisé.

Déménager un bout de vie parisienne à la sauce Brésil, c’est difficile?
Non, pas du tout. Et le restaurant ne change pas de nom.

Quand avez-vous prévu de retourner au Brésil, Sébastien et toi?
Bientôt, on va prendre le temps avec mon mari de s’installer tranquillement dans le Sud avant de repartir au Brésil. Notre dernier voyage date de quatre ans. Heureusement, j’ai une super famille en France aussi, celle de mon mari.

Claudia, je te propose un mot de la fin…
La première Claudia est née au Brésil, la seconde, en France, à Paris: culturellement, physiquement et sentimentalement. Tout est différent.

Propos recueillis par Claudine Cordani

Claudia – «Ma mère m’appelait la chose» de Claudia Tavares, paru en octobre 2022 aux Editions Faralonn (collection Les Inclassables), 360 pages, 17,80€.