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À LA PAGE Écrits sur l’aliénation et la liberté

De Frantz Fanon on connaît surtout les écrits politiques de l’engagement anticolonialiste. C’est oublier que l’auteur de Peau noire, masques blancs a d’abord choisi la psychiatrie comme arme pour s’attaquer au racisme. Ses Ecrits sur l’aliénation et la liberté portent sur la prise en charge sociétale des maladies mentales, leur prévention et la réinsertion des patient.e.s.

Longtemps demeurés inédits, les Écrits sur l’aliénation et la liberté théorisent avec justesse le lien entre colonialisme et démence. Rassemblant des textes introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert J.C. Young, ce recueil propose de relire le projet fanonien en partant de l’origine de toute la pensée politique de Fanon: son travail psychiatrique. Parce qu’elle donne les moyens à l’homme de se libérer et permet la «décolonisation de l’être», la psychiatrie conduit Frantz Fanon à l’action politique et révolutionnaire.

La parution même d’un tel ouvrage mérite qu’on s’y attarde. Pendant près de dix ans, Jean Khalfa et Robert J.C. Young ont mené l’enquête pour retrouver des textes en grande partie perdus ou difficiles d’accès, tant en raison du contexte politique que familial, avant de concevoir tout l’appareil critique qui éclaire et qui contextualise les écrits réunis. On accède ainsi aux textes littéraires et psychiatriques de Frantz Fanon comme à une partie de sa correspondance et de ses éditoriaux pour le journal El Moudjahid. Les échanges entre les écrivains François Maspero et Giovanni Pirelli au sujet de la publication des œuvres complètes de Fanon ou la présentation de la bibliothèque du psychiatre viennent compléter l’ensemble.

Le volume s’ouvre sur deux pièces de théâtre, L’œil se noie et Les Mains parallèles, écrites par Fanon au cours de ses études de médecine à Lyon. Ces pièces sont fortement imprégnées de l’expérience du racisme auquel il a été confronté en métropole, lui qui s’était engagé pour défendre l’idéal républicain lors de la Seconde Guerre mondiale. Fanon y rejette la simple assignation à une couleur de peau qui pourchasserait l’homme dans chacune de ses expériences et se refermerait sur lui comme un piège. Car prendre le risque de tronquer sa subjectivité, ce n’est plus se vivre comme un sujet créateur: c’est subir son origine et son apparence, devenir un objet rejeté à la périphérie du monde.

Une pensée riche et mouvante dans laquelle littérature, philosophie, psychiatrie et politique se mêlent et se nourrissent les unes des autres pour concevoir ce qu’est l’aliénation

Le théâtre de Frantz Fanon renverse les codes associés au noir et au blanc, dans l’espoir que le monde perçoive enfin les personnages selon leur «œil» interne plutôt que d’après leur couleur de peau. Les carnations des héros fluctuent donc au gré de leurs émotions ou de leurs (ré)actions, comme s’il n’y avait plus d’oppositions absolument irréconciliables, mais une porosité, un glissement des antagonismes, selon ce que sont les personnages ou ce qu’ils se renvoient les uns aux autres. Sur scène, le blanc et la lumière peuvent symboliser la mort ou le deuil quand le noir, au contraire, s’enracine dans le terreau fertile d’une existence incarnée dans la matière, en chair comme en mots. Empreinte de poésie, flirtant avec le surréalisme, la langue fanonienne consacre le règne de la métaphore. L’image débridée permet l’éclosion d’un «spectacle primordial» qui défie toutes les apparences du monde sensible. Le langage devient à lui seul une geste, au sens littéraire du terme. Parler comme écrire équivaut à poser un acte inédit de refondation du monde. Dépouillés de tout utilitarisme, les mots sont des forces agissantes qui semblent jaillir, s’autocréer et s’engendrer les uns les autres. Ils influencent les personnages, permettent leur transmutation et rendent possibles le triomphe des corps et l’effraction, parfois violente, de l’agir.

Mais c’est bel et bien le matériau psychiatrique qui se trouve au cœur des Écrits sur l’aliénation et la liberté. Cas concrets, procédures médicales, essais médicamenteux... De la thèse de psychiatrie de Fanon à ses publications médicales, en passant par sa contribution au journal interne de l’hôpital de Blida-Joinville, où il a exercé de 1953 à 1956, la lecture achoppe sur la terminologie parfois sibylline des écrits scientifiques. Pourtant, passé le premier saisissement, on découvre en lisant une pensée riche et mouvante dans laquelle littérature, philosophie, psychiatrie et politique se mêlent et se nourrissent les unes des autres pour concevoir ce qu’est l’aliénation.

Déconstruisant le paradigme scientifique de la race, Frantz Fanon critique l’ethnopsychiatrie colonialiste du psychiatre Antoine Porot, qui déterminait les «indigènes» par leur biologisme, les y figeant entièrement. Fanon établit un parallèle entre la colonisation qui pétrifie le colonisé en portant sur lui un certain regard auquel il ne peut pas échapper et la maladie mentale qui fige triplement le malade, emprisonné dans sa propre image mais également dans celle que lui tendent le médecin et la société. C’est parce qu’elles ont intériorisé le regard réifiant des colons à leur égard que les personnes colonisées retournent la violence contre elles. Dès lors, l’aliénation n’est plus une menace pour la société, mais un symptôme de l’inconscient racial qu’elle porte en son sein et dans lequel elle piège le malade.

Pour Frantz Fanon, tout est une question de corps situé dans un environnement, dans une société, dans une culture

Le psychiatre opère là un renversement radical: loin de romantiser la folie et d’en faire le refuge ultime de l’homme assailli de toutes parts, l’aliénation devient au contraire «la maladie de la liberté». En questionnant la responsabilité du regard que la société coloniale porte sur les colonisé.e.s, Fanon fait de l’aliénation la conséquence d’une altération, voire d’une privation des relations au monde et à l’autre. Ses textes scientifiques dévoilent un changement dans la thérapeutique et une volonté d’utiliser la socialisation pour aider les malades à se reconstruire. Assuré que l’enfermement exacerbe l’agitation, Fanon désaliène l’asile lui-même en remisant camisoles et sangles ou en recréant une microsociété au sein de l’hôpital. L’aliéné.e n’est plus considéré.e comme un.e malade, mais comme un individu qu’il faut entendre et accompagner dans son réapprentissage du monde.

Influencé par Sartre mais aussi par Merleau-Ponty, Frantz Fanon remet le corps au centre de sa pensée et considère le mouvement dans tout son potentiel d’action. Pour le psychiatre, tout est une question de corps situé dans un environnement, dans une société, dans une culture. En cherchant à comprendre comment les colonisé.e.s conceptualisent leur pathologie, il reconnaît l’épaisseur sociale et culturelle des malades: il en conclut qu’il est nécessaire de prendre en considération leurs cadres de référence pour les soigner. De son intérêt pour la psychiatrie, les textes réunis dans Les Écrits sur l’aliénation et la liberté glissent peu à peu vers un véritable programme de santé publique. En effet, Frantz Fanon a réfléchi non seulement à la prise en charge des maladies mentales, mais, plus globalement, à leur prévention et à la réinsertion des patient.e.s dans la société.

Psychiatre, écrivain, citoyen, militant... Les Écrits sur l’aliénation et la liberté ne finissent pas de faire découvrir les multiples facettes de Frantz Fanon, dont la pensée révolutionnaire trouve aujourd’hui comme hier une prodigieuse résonance.

La Fille Karamazov

Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon, volume établi et présenté par J. Khalfa et R. J.C. Young, aux éditions La Découverte, Poche, mai 2018, 832 pages, 17,50€.