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5 QUESTIONS À… Youlie Yamamoto

Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac, sur le camion des Rosies lors de la mobilisation du 15 mars, place des Invalides à Paris.

Reconnaissables à leurs salopettes bleues et au tissu rouge à pois blancs qu’elles arborent fièrement en manifestation, Les Rosies détournent des chansons qu’elles adaptent aux mouvements sociaux. Le collectif est monté au créneau fin 2019 dès le premier projet de réforme des retraites. On a interviewé Youlie Yamamoto, Montreuilloise de 38 ans, cofondatrice des Rosies, maman et citoyenne engagée.

Qui es-tu Youlie Yamamoto?
Aujourd’hui, je suis porte-parole d’Attac (Association pour la taxation des transactions financière et l'aide aux citoyens). Mais ce n’était pas encore le cas quand on a lancé Les Rosies. Le collectif a été créé en 2019 par le groupe action Attac. J’en suis la co-fondatrice. On est plusieurs à avoir créé le concept, et on souhaite souligner la dimension collective du mouvement. C’est un concept libre d’appropriation: il y a des collectifs Rosies un peu partout en France, qui n’ont rien à voir avec les fondatrices. Cela reste un mouvement.

Quel est ton parcours, comment t’es-tu retrouvée engagée politiquement?
Je viens d’une famille très pauvre et sans accès à l’éducation du côté français et d’un milieu pauvre mais très éduqué du côté japonais (samouraïs). Mon engagement politique est venu très tard, en 2015. Le point de départ est très étonnant car c’était pour soigner mon obésité.

Depuis ma naissance, je suis grosse. J’ai fait de multiples démarches, j’ai tout tenté: une opération chirurgicale, tous les régimes de la terre. Le résultat reste le même: je n’arrive pas à régler mon obésité. J’ai fini par me plonger dans des livres sur la médecine alternative pour comprendre comment mon corps fonctionnait, puisque la médecine académique n’avait pas pu m’apporter de réponses. En fait, dès lors qu’on s’intéresse au fonctionnement de l’intestin, du corps, on bascule très vite dans des lectures sur l’alimentation saine. C’est à travers ces lectures que j’ai découvert le champ de l’industrie agroalimentaire, ses lobbys, et que j’ai réalisé qu’on ne nous permettait pas d’accéder à une nourriture saine. J’ai trouvé ça injuste.

Très vite, mes recherches m’ont fait basculer dans l’engagement écologique. Je me suis rendu compte que c’était intrinsèquement lié au combat écologique. Dans le même temps, il y avait un temps très fort autour de la COP21. Ça s’est fait très vite, en quelques mois. C’est comme si tout ça m’avait apporté une réponse à toutes les questions que je m’étais posées. J’ai toujours été révoltée, indignée par les injustices, mais je n’avais pas compris que l’engagement militant, politique était une réponse à cette indignation, aux souffrances que je pouvais ressentir en observant la société. N’étant pas issue d’un milieu politisé, j’ai découvert tout ça très tard. Par contre, quand je l’ai découvert, c’est comme si les planètes s’étaient alignées. Il était évident que les indignations ressenties, les injustices avaient une capacité politique à être combattues. Et ça a commencé par l’écologie.

Ce que tu racontes là car, finalement, c’est une vision écoféministe du monde…
Tout à fait. Je suis dans un instinct féministe, une appréhension organique. Je suis dans l’incarnation sur le terrain, et je me fie à mon ressenti. Vu que je viens d’un milieu populaire, où on ne fait pas ses classes dans les livres, je ne connais pas les grands classiques. Je n’ai pas lu, par exemple, les grandes autrices féministes. Ce qui m’intéresse est de savoir concrètement ce qu’on fait pour lutter. Mon obsession est de trouver des choses efficaces pour agir de façon concrète contre ce qui nous indigne.

Quand et comment les Rosies sont-elles nées?
Après le le 11 décembre 2019, où Edouard Philippe dit, en présentant le projet de réforme des retraites, que les femmes sont les grandes gagnantes. C’est vécu comme une provocation. Un meeting Femmes-retraite est organisé dans la foulée. C’est d’abord Aurélie Trouvé, qui était alors porte-parole d’Attac, qui m’a contactée en me disant: “C’est pas possible, il faut impérativement qu’on se rende compte que les femmes vont être invisibilisées alors qu’elles sont les premières impactées.”

J’ai l’habitude de composer des chansons détournées, c’est un peu mon dada. Aurélie m’a demandé de trouver une idée. Je lui ai proposé de faire un clip. On l’a fait pour Noël 2019. On a choisi l’univers pop, la figure de Rosie la riveteuse et on a détourné la chanson A cause des garçons avec une scénographie. Ce clip a tellement bien marché qu’on s’est dit qu’on allait en faire un kit manif pour que tout le monde puisse organiser son cortège de Rosies.

C’est en janvier 2020 que le mouvement a pris de l’ampleur, notamment via ce kit qui a été largement diffusé. C’est ça aussi la dimension plurielle, les syndicats ont joué le jeu et l’ont partagé dans leurs propres listes. Ça, c’est le Rosie 1, dont le point d’orgue a été de coordonner la Journée du 8 mars 2020.

Pendant le Covid, on a mis en valeur les premières de corvée. Cela nous a pas mal mobilisées et, au sortir du confinement, on était avec les soignantes. Ensuite, on s’est impliquées régulièrement autour d’initiatives liées à la culture, aux questions sociales et, évidemment, aux violences sexistes et sexuelles.

Puis on a fait une pause, mais on savait que si la question des retraites revenait sur le tapis, on allait revenir en scène. On a décidé de faire Les Rosies, le retour, et l’on a un peu nuancé. Parce que le recul de l’âge, c’est moins visible que le système de points. Or les points, c’est de l’argent… C’est très facile de démontrer à quel point les femmes sont totalement perdantes. L’âge, c’est plus difficile parce que ça concerne tout le monde et qu’il y a tout un pan pénibilité côté ouvrier à dominante masculine qui est impacté, on a décidé de faire une chanson plus inclusive. D’ailleurs, nos cortèges sont mixtes maintenant. Ce qui n’était pas le cas avant.

Le mouvement des Rosies se définit comme pluriel, tu peux développer?
Par pluriel on entend plusieurs aspects. Les cortèges sont composées de femmes ayant rejoint un syndicat, une association, un collectif, etc. Ça marque la pluralité politique des cortèges de Rosies. Par exemple, pour les collectifs en dehors de Paris, comme dans la Sarthe, à Narbonne ou à Lyon, des femmes se sont rencontrées dont l’une était de la CGT, une de #NousToutes et une de la Fondation des Femmes. C’est le côté pluriel du mouvement: se réunir sous le concept des Rosies en étant issue de tout bord. Souvent pour ces femmes, c’est leur premier engagement. La forme des Rosies séduit: c’est accueillant, convivial, l’adhésion est favorisée de manière simple.

Vous militez dans la bonne humeur et de manière ludique en détournant des chansons. Au programme: de la chorégraphie, de la musique, des paroles. C’est amusant, percutant et séduisant…
Exactement. Il n’y a pas de compromis sur le fond chez Les Rosies: on ose prendre l’espace avec un sujet féministe sur un sujet social. La forme, on l’a choisie volontairement ludique, joyeuse pour fédérer en motivant. On pense que si on démarre une action militante de cette façon, ça peut pérenniser l’engagement. Manifester dans de bonnes conditions, ça renforce la conviction qu’on est au bon endroit au bon moment, et qu’on fait ce qu’il faut.

Il est très intéressant de voir que des hommes sont venus à vos côtés…
Oui, massivement.

Il y a plein de Rosies en France, vous êtes à peu près combien?
Fin 2020, on a fait une carte des Rosies. On avait dénombré plus de 70 cortèges. C’est beaucoup. Aujourd’hui c’est difficile à évaluer, mais ce que je peux dire est que dans les grandes villes, dorénavant, il y a systématiquement un cortège de Rosies. C’est difficilement chiffrable, mais on sait que c’est devenu viral: on nous envoie sans arrêt des images d’un nouveau cortège. Il y en a tellement que c’est devenu impossible à recenser.

J’ai vu qu’en manif vous offriez des salopettes. Qui finance ça, qui vous soutient?
C’est Attac, Les Rosies est une des campagnes de l’association. Ainsi, on a pu dégager un petit budget associatif pour nos actions. Au départ, on donnait les bleus de travail mais on a demandé à ce que les personnes nous les rendent, parce que ça coûte cher. En général, les gens nous les restituent à la fin des événements. En manif, on offre des morceaux de tissu rouge à pois blancs.

L’un de tes parents est venu te soutenir en manif le 16 février…
Oui, ma mère était là. La veille, mon père était venu au meeting féministe contre la réforme des retraites organisé par le journal Politis. Ça a duré trois heures et demie. Mon père était au premier rang du début à la fin! Ma mère vient aux manifestations et mon père assiste aux événements.

Bien que non-militante, ta famille te soutient. C’est génial d’être soutenu.e par ses parents…
C’est magique. Et c’est aussi peut-être ce qui fait que j’arrive à porter ça, à tenir, et à le faire avec beaucoup de cœur. Mes parents, bien qu’ils n’aient aucun engagement politique, sont fiers de leur fille qui se mobilise. Du coup, ils ont adhéré à Attac (rires), et suivent régulièrement ce que je fais. Dès qu’ils le peuvent, ils viennent me soutenir.

Je suis soutenue également par mon mari –ça fait dix-neuf ans. Il prend énormément à charge pour me libérer un maximum de temps, parce qu’on a quand même un petit enfant…

J’ai beaucoup de chance, ça m’inspire, ça me porte. Je suis dans un environnement très protégé. Quand on est encouragé.e, soutenu.e, bah on y va quoi! Parce que la lutte, c’est difficile. On est confronté.e à des moments déjà durs, alors si en plus on se bat chez soi… c’est intenable. Chez moi, les conditions sont créées pour que ça se passe dans les meilleurs conditions possibles. Dès qu’elle le peut, ma mère nous dépanne pour garder le petit. Il existe une mobilisation familiale pour m’aider à faire ce que je fais. Je ne peux pas trahir ça: je suis obligée de me donner à fond.

Tu t’es dédiée entièrement au militantisme ou tu travailles aussi?
Je suis contrôleuse des finances publiques. Actuellement, je travaille deux jours par semaine. En tant que déléguée syndicale, je dispose de temps dédié à mes activités syndicales via la branche Solidaires Finances publiques. Encore une fois, je milite dans des conditions privilégiées. Certains jours, je peux travailler pour Attac tout en conservant mon salaire et mon statut de fonctionnaire. Sinon, ce serait impossible: c’est tellement prenant! Parce que je travaille aussi le soir, le week-end: je suis à plus de 40 heures d’engagement militant par semaine… C’est énorme.

Le collectif Les Rosies a vu le jour en 2019. Tu nous dis que le mouvement est plus fort aujourd’hui. Comment tu l’expliques?
C’est la grève féministe qui a eu un impact. En plus, il y a encore eu des scandales de violences sexistes et sexuelles. Globalement, dès qu’il y a un sujet féministe qui déboule il y a de la tension, et ça cristallise l’attention. Je pense que les gens cherchent à la fois un symbole et un sujet consensuel sur lequel ils peuvent s’appuyer, s’en emparer… et ça marche! En fait, chez Les Rosies, pas besoin d’être de gauche ou de droite… les revendications portent sur ce qui est injuste pour les femmes. Il n’est pas besoin d’avoir de grands positionnements féministes ou politiques pour se dire: “Tiens c’est vrai, c’est injuste pour elles. Ce n’est pas normal.”

Là, le mouvement est fort: on a une adhésion globale contre la réforme des retraites. On assiste à un ras-le-bol général. Le premier quinquennat Macron a vraiment mis à mal la démocratie, et le sentiment populaire d’avoir le droit de s’autodéterminer, de décider de son avenir. Il provoque une crise démocratique sans précédents. Il y a un ras-le-bol général. Finalement, derrière les retraites, c’est un combat sociétal qui se dessine. Ce n’est pas seulement les retraites, cela va plus loin que ça. Avec une toile de fond féministe, parce que ce combat sociétal, c’est d’accepter ou non une société productiviste qui nous dessine un avenir funeste, et qui construit une société prétendue moderne sur des bases profondément inégalitaires.

Pour écouter Nous on veut vivre des Rosies, c’est par ici

Propos recueillis par Claudine Cordani