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INTERVIEW Cybèle Lespérance

Escort et accompagnante sexuelle, Cybèle Lespérance est une travailleuse du sexe et pionnière dans son genre: elle est la première pute à avoir accepté le bitcoin. L'ex-porte-parole du Strass raconte son parcours, pourquoi elle pratique le métier, et comment elle l’a adapté à sa cyclothymie et à ses douleurs chroniques. Elle nous parle aussi de ses 3 chats: Zazou, Muscade et Carlo (en garde partagée).

Tu te présentes?
J’ai 41 ans, j'ai été porte-parole du Syndicat du travail sexuel en France (Strass) jusqu'à février 2023 et je suis travailleuse du sexe (TDS). Plus précisément escort et accompagnante sexuelle. Je vis en Savoie depuis six, sept ans. J’ai un parcours assez chaotique: j’ai fait beaucoup d’études mais j’ai peu de diplômes, j’ai été SDF assez longtemps mais presque par choix.

Comment peut-on être SDF par choix?
Je suis d’identité nomade, un peu comme le hobo (vagabond) aux Etats-Unis. A la Jack Kerouac, tout ça, mais branchée Internet et réseaux de solidarité. Par exemple, j’ai été hébergée en continu par couchsurfing (accueil chez des particuliers, NDLR) pendant un an et demi. Via l’application CouchSurfing, j’ai voyagé pendant cinq ou six ans en tout.

Tu évoquais tout à l’heure un parcours chaotique, est-ce que tu veux nous en dire davantage?
Je pense que c’est lié à ma santé mentale. Très tôt, j’ai été diagnostiquée cyclothymique, (bipolaire de type 3). Très rapidement, je me suis aperçue que je pouvais être sur le marché du travail mais pour de courtes périodes parce que, sinon, ça me prenait la tête. Avec la pression, j’avais des hauts et des bas qui, parfois, faisaient que je tombais en dépression majeure. Je me suis dit que j’allais adapter ma vie pour ne pas la passer de dépression en dépression.

Cybèle Lespérance, pourquoi ce pseudo?
Je voulais quelque chose de doux et qui représente un peu ce que je faisais, qui était déjà à la marge de l’accompagnement sexuel. Je ne visais pas le handicap physique à l’époque: je cherchais à faire des «premières fois» (dépucelages), et puis certains avaient besoin qu’on leur enseigne des choses. C’était mon public. Je voulais leur donner envie de rêver à aller mieux. Cybèle Lespérance, c’est mon pseudo de travail depuis mes débuts.

C’est toi qui l’a choisi ou quelqu’un l’a choisi pour toi?
C’est moi. Ça m’est venu comme ça. Je voulais avoir un nom de famille, c’était important pour moi. Je ne voulais pas être une anonyme de plus. Donc, j’ai trouvé Lespérance. Pour Cybèle, je trouvais ça bien d’entendre belle à chaque fois qu’on me parle. (Rires)

Tu dis: «Je voulais avoir un nom de famille, je ne voulais pas être une anonyme de plus»
Quand on écoute ou qu’on regarde des témoignages de TDS, pour la plupart, on a que des prénoms. Pareil pour les prostituées qui écrivent. Là, j’ai un livre qui s’appelle Sonia, un autre Escort, fait par Sabrina, et puis il y a Albertine. Un prénom a ce côté interchangeable. D’ailleurs, pour parler des TDS, en Turquie, on utilise un prénom féminin typique, on les appelle les «Natacha».

Certain.e.s TDS ne veulent peut-être pas qu’on connaisse leur nom de famille…
Tout à fait. De toute façon, ça reste un pseudonyme. Moi, je voulais trouver un prénom sulfureux et un nom facile à mémoriser.

Tu travailles uniquement en France?
J’ai travaillé six ans au Canada. Depuis mon immigration en France, cela m’est arrivé lorsque j’y retournais. Il arrive qu’on me sollicite de l’étranger, mais je ne n’y vais pas trop. A une époque, je tournais un peu plus: j’avais moins de douleurs chroniques et, en plus, je n’avais pas de lieu pour recevoir. Je profitais de formations ou d’opportunités pour bouger en France, et une fois à Bruxelles. Depuis que Cybèle a été médiatisée, j’ai eu des demandes provenant d’Italie et d’un peu partout. Après, je ne veux pas passer ma vie sur les routes.

Si je comprends bien, ton état de santé fait qu’être TDS te permet de gagner ta vie en composant entre bipolarité et douleurs chroniques…
Oui, tout à fait, je m’organise, je choisis mes horaires. Dans les périodes où je vais bien, je travaille beaucoup, et dans celles où je vais moins bien, je «disparais» un peu. Je dégage du temps pour faire du sport, et je peux faire une longue pause si besoin. Je me ménage. Mais bon, il vaudrait mieux ne pas être militante si je voulais vraiment prendre soin de mon équilibre psychique!… (Elle rit.)

Cybèle, tu es connue pour être la première pute a avoir accepté le bitcoin. Comment ça se passe, concrètement?
C’est de l’argent numérique (cryptomonnaie). Maintenant je n’en ai plus, mais j’avais un portefeuille de bitcoins. Au Canada, j’avais l’opportunité de dépenser mes bitcoins. A chaque fois que j’avais besoin de services informatiques (pour régler le nom de domaine ou l’hébergement du site), je payais en bitcoins. Ça n’a pas été un placement pour moi. Le fait de l’avoir annoncé par voie de presse, ce n’était pas dans un but spéculatif: c’était pour me situer sur le marché. Je voulais faire savoir que j’étais une vraie geek. Ensuite, au Canada, il y a eu énormément d’escorts qui se sont mises à accepter le bitcoin parce qu’elles en avaient besoin pour leurs dépenses liées au numérique.

Tu es «accompagnante sexuelle» et militante «TDS», deux termes qui sont peu connus du grand public…
TDS signifie travailleuse du sexe ou travailleur. Ça englobe les professions ayant trait à la sexualité, la vente de services ou de produits sexuels. Je ne parle pas de sextoy, mais de produits «intimes». Je suis plus précisément accompagnante sexuelle pour des personnes atteintes de handicap. Egalement pour celles qui ont des besoins particuliers car elles se sentent «handicapées de la sexualité», c’est-à-dire en demande d’éducation, de sensibilité, ou ayant besoin de temps pour d’adapter à ces prestations. On est moins dans quelque chose de purement sexuel, de relationnel classique, on est vraiment dans une démarche d’accompagnement. Dans certains cas, on intervient en complément d’un handicap trop lourd ou dans le cadre d’une fin de vie.

Dans ce dernier cas, où tu es contactée par les familles, comment ça se passe?
C’est la grande différence avec l’escorting: dans le cadre de l’accompagnement sexuel, il y a des tierces personnes qui me contactent au nom de la famille. Parfois, ce sont des soignant.e.s, des directeurs de tutelle ou d’établissements. Ces personnes empathiques se mettent en danger pour «proxénétisme dit d’entremise» en prenant contact avec moi. Elles le font de manière militante et solidaire. Et même si c’est un acte bénévole de leur part, cela reste condamnable.

Quand je suis contactée, je pose le cadre. J’explique ma tarification et ma façon de fonctionner. Je demande si la personne peut s’exprimer. Si c’est le cas, je demande à être mise en relation avec elle, plutôt que de passer par un.e intermédiaire, pour m’assurer des attentes de la rencontre.

As-tu d’autres activités ou spécialités?
J’ai ajouté un type de services spécifiques: le massage japonais nuru. C’est un type de massage body-body (corps contre corps). Des personnes viennent sur mon site pour chercher, justement, ce type de massage.

Y a-t-il relation sexuelle lors du nuru?
A la base, non. Moi, je la propose, comme je propose tout un panel de prestations sexuelles dans ce massage qui, entendons-nous, est sexuel. Il peut aussi y avoir des baisers si la personne le souhaite, fellation de ma part, sexe oral, on peut me toucher, il peut y avoir finition, pénétration anale…, il y a plein de possibilités. Ce massage est légèrement plus cher qu’une prestation d’escorting parce qu’il comprend tout.

Depuis quand pratiques-tu ce travail?
J’ai commencé en 2012, avec des pauses de quelques mois ici et là, ou de presque un an et demi, lors de mon immigration en France. A chaque fois que je retournais au Québec, je pratiquais mais je n’étais plus escort chez moi. C’est comme si j’avais pris ma retraite. En tout, ça fait une dizaine d’années.

Que s’est-il passé entre l’instant où tu n’étais pas TDS et celui où tu l’es devenue?
J’avais envie de me ré-approprier la sexualité comme étant quelque chose de positif. Plus jeune, je percevais que d’avoir de l’expérience sexuelle était dévalorisant. A la fois, tu devais être la reine des pipes et n’avoir eu que trois partenaires avant ton mari. C’était un peu le discours des magazines féminins, d’hommes avec qui je discutais sur Internet. Après, je suis devenue nomade, et j’ai vécu une sexualité plus tranquille: je n’avais aucune réputation à protéger. Voilà, je vivais ce que j’avais à vivre sur la route, et je passais à autre chose. Au fil des rencontres avec des personnes moins expérimentées, en discutant, je me suis rendue compte que ça avait de la valeur à leurs yeux. Et m’est venue l’idée de la monnayer –notamment parce que j’étais endettée et que je me trouvais dans une situation précaire: le processus était déjà bien enclenché. J’ai testé avec une ou deux personnes par petites annonces, et je me suis dit «Je me lance.»

J’ai commencé comme sugar baby. En général, on passe par là comme une façon de se dire qu’on n’est pas vraiment une pute. Ce sont des relations qui nous semblent plus naturelles, moins codifiées: on fréquente la personne, on va souvent dormir avec elle ou en tout cas passer une soirée ensemble, on se demande des nouvelles, etc. C’est plus chronophage, c’est moins bien payé.

C’est un avantage et un inconvénient d’être sugar baby (dans une relation sexuelle avec un sugar daddy). Quand on commence et qu’on est isolé.e, on ne connaît pas forcément les ficelles du métier. On ne sait pas, par exemple, repérer les abuseurs, ceux qui cherchent des personnes vulnérables, etc.

Je suis passée escort quand je me suis sentie prête à dépasser l’aspect des relations et à proposer des forfaits. Pour les puceaux, par exemple. On a nos secteurs, c’est segmenté.

Tu disais que ça rapporte moins d’être sugar baby, mais certain.e.s fonctionnent aussi par cadeaux: un voyage, un ordinateur…
Souvent, on est payé.e.s à la base par le sugar daddy. Mais c’est une relation qui se fait avec une certaine loyauté, et on peut compter sur lui aussi à certains moments.

Mes sugar daddy étaient plus jeunes que moi. J’avais déjà 31 ans, eux avaient 27, 28 ans. J’avais essayé avec un homme plus vieux, mais ça m’avait vraiment dégoûtée à l’époque. Je me suis dit: «Bon, je vais aller vers des personnes de 40 ans et moins.» Je paraissais très jeune, j’en ai profité façon manic pixie dream girl, l’archétype de la fille pétillante «qui met des couleurs dans ta vie».

As-tu des enfants?
J’ai trois chats.

On peut connaître leurs prénoms?
Oui, alors, le plus gros c’est Zazou, le moyen c’est Muscade, et le petit, que j’ai en garde partagée, c’est Carlo.

Un chat en garde partagée, raconte-nous ça…
Mon mari et moi, on est famille d’accueil pour Les Chats libres de Chambéry. Carlo est un chat qui est assez malade, et c’est un peu compliqué à gérer, alors on est deux couples à s’en occuper. En hiver, Carlo hiberne avec nous et repart à 110 km d’ici au début de l’été.

Ton métier est-il dangereux ou l’a-t-il été?
C’est clairement dangereux. Et le contexte légal nous rend aussi vulnérables, qui nous isole en nous interdisant de travailler à plusieurs. C’est très compliqué d’avoir un terminal de paiement, ça nous oblige à avoir des espèces. Les gens savent qu’on en a, alors il y a des braquages. Si on avait le droit de s’organiser comme on le voulait pour travailler, on pourrait largement réduire les risques. Pour ma part, je refuse les personnes que je ne sens pas. Mais le risque zéro n’existe pas.

Tu te définis comme pute littéraire, tu nous expliques ça?
(
Elle rit.) J’ai dit ça sur une vidéo YouTube à cause des livres. Entre travailleuses du sexe, on était quelques personnes à vouloir lire des livres d’autres TDS, des rapports de sociologie, de droit, toutes sortes d’études, des essais, etc. Ça s’est su, et des gens ont commencé à nous tagger sur les réseaux en nous demandant: «Vous en pensez, quoi, les putes littéraires?» Le surnom vient de là. Je l’ai gardé.

On me demande souvent des références de livres. D’ailleurs, je suis en train de peaufiner une bibliographie commentée sur le travail sexuel pour proposer les meilleures recommandations. Pour toi, par exemple Claudine, qui voudrais un ouvrage sur le féminisme et la prostitution, tu trouverais références et commentaires. Les miens ou ceux de Manon, on est un tandem d’écriture. J’ai une «putothèque» aussi, que j’ai constituée avec une centaine d’ouvrages. J’organise aussi énormément d’«apériputes», de «goûters de putes», c’est comme ça qu’on les appelle. J’en ai organisé beaucoup au sein du Strass (Syndicat du travail sexuel en France), c’est d’ailleurs comme ça que j’ai commencé à militer. Je construis facilement du réseau et je connecte les gens entre eux. J’ai dû rencontrer environ 1200 TDS en personne, jusqu’à présent.

Comment le sexe de loisir trouve-t-il sa place dans ta vie, comment tu gères ça?
Bien. J’ai une sexualité dans ma vie maritale et, comme je suis poly-amoureuse, j’ai aussi d’autres partenaires. Sauf dans les temps de pandémie, où j’ai mis le poly-amour de côté. Je ne voulais pas faire prendre de risques à mes clients les plus fragiles, les plus handicapés.

Tu es engagée, et tu milites activement au côté du Strass…
J’ai actuellement deux rôles: celui de porte-parole nationale, et celui d’initiatrice du pôle formation au sein du Strass, dont le but est de produire des modules de formations et des fiches d’atelier pour permettre aux TDS de s’éduquer sur des sujets importants qui les concernent. Par exemple, le droit du proxénétisme, comment se déclarer, être en règle fiscalement, le droit des migrant.e.s, des choses comme ça.

Sur les violences, on a un module qui a été réalisé en collaboration avec Médecins du monde. Ensuite, on fait des ateliers sur le sujet et on lance des discussions.

Vous formez votre propre communauté…
Oui, ainsi que nos allié.e.s. Plein de gens viennent me poser des questions, alors si je peux les «outiller» directement, et que ces personnes deviennent à leur tour des relais dans notre communauté ou auprès d’autres allié.e.s…

Il y a aussi l’aspect créatif d’ateliers clés en main. Les TDS sont souvent sollicité.e.s pour témoigner dans des écoles, notamment dans le travail social auprès d’éducateurs spécialisés. Le but est de former des personnes qui se sentiront en confiance, légitimes et équipées pour répondre aux diverses sollicitations. La formation qu’on dispense le plus est le media training.

Aux personnes, des femmes et des hommes, qui disent que les TDS ne sont pas des travailleuses et des travailleur du sexe, que réponds-tu?
Ne me libérez pas, je m’en charge! Le terme travailleuses et travailleurs du sexe a été inventé par les personnes concernées, qui se définissent comme telles.

Moi, je disais pute qui, pour moi, est un terme politique. On m’a dit: “¡No, no digas esto, estamos trabajandores del sexo!” (“Non, ne dis pas ça, on est des travailleuses du sexe!”). Elle m’a bien corrigée, tu vois.

As-tu quelque chose à ajouter?
Les gens ont le droit d’avoir leurs opinions. Ils ont le droit de souhaiter que, dans un monde idéal, le travail sexuel n’existe pas, qu’il n’y ait pas d’échange économico-sexuel, et qu’il n’y ait pas d’inégalité de genre. Mais on n’est pas dans un monde idéal: il y a des inégalités sociales, économiques, des inégalités de genre importantes. En ce moment, le travail sexuel, c’est une stratégie de survie dans un monde patriarcal et capitaliste. C’est quelque chose que les personnes TDS mettent en application elles-mêmes, très majoritairement actives à essayer de se démerder avec plus ou moins de marge de manœuvre en utilisant ce travail. Ce n’est pas le travail du sexe qu’il faut réprimer, ce sont des droits qu’il faut nous donner.

Propos recueillis par Claudine Cordani