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FRANCE Loi immigration, «un tournant dangereux dans l’histoire de notre République»

Le 19 décembre 2023, les membres de la commission mixte paritaire se sont mis d’accord sur une version durcie du projet de loi «immigration», porté par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. En réponse, les appels à manifester se sont multipliés sur tout le territoire, outre-mer compris. Nous étions à la marche parisienne du 21 janvier. La solidarité, l’angoisse et l’espoir étaient présent.e.s également.

Bonnet et casquette sur la tête, épais manteaux sur les épaules, Gizem et Efe sont équipé.e.s pour braver ce vent glacial qui balaie à intervalle régulier la place circulaire du Trocadéro ce 21 janvier. Il est un peu plus de 14 heures, et le cortège attend patiemment le grand départ vers les Invalides. De saison, le froid n’empêche pas le duo de porter du bout de leurs mains gantées et très haut sa pancarte cartonnée. «Personne ne devrait être illégal», peut-on lire griffonné, tandis qu’une speakerine s’époumone à coup de «On n’a pas froid, on a chaud. On a la chaleur de la solidarité en nous».
Solidarité, un mot que reprend le duo d’origine turque, par l’intermédiaire d’Efe, 46 ans, pour motiver leur présence: «C’était important de venir aujourd’hui en solidarité. Le danger ne vient pas des immigré.e.s mais de ne pas les intégrer, c’est ce qu’on pense, expose-t-il. Nous, on voit autour de nous des gens qui travaillent dans notre société, qui sont d’origine étrangère, qui sont immigrés, qui font très bien leur travail et qui donnent tout pour le pays. Ces gens-là n’auraient pas eu cette chance si cette loi passait. On est là pour manifester contre la nouvelle loi d’immigration, parce que nous sommes contre l’idée qu’il faut faire une différence entre les Français et les étrangers. Nous sommes tous citoyen.ne.s de France et nous pensons que les décisions prises ne sont pas la solution. Cette loi n’arrête pas l’immigration, cette loi empêche les gens de s’intégrer. L’important c’est d’aider les gens à s’intégrer pour réussir. Plusieurs pays font ça…» Et Gizem, 38 ans de compléter: «… l’Allemagne, la Belgique, etc.»
Ce jour-là, près de 164 marches étaient prévues en France hexagonale et en Outre-mer, quelques jours avant la revue du texte par le Conseil constitutionnel. Sur X, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, dénombre le cortège parisien à 25 000 personnes, contre 16 000 selon la préfecture de police (un classique). Plusieurs responsables de gauche, tels que Manon Aubry (LFI), Olivier Faure (PS) et Fabien Roussel (PCF) et Marine Tondelier (Les Ecologistes), ont marché dans les rues de la capitale. Au total, selon la CGT, plus de 150 000 personnes ont manifesté à travers le territoire tandis que le ministère de l’Intérieur estime leur nombre à 75 000 manifestant.e.s (un classique).

«Cette loi a des fondements racistes», Amine, 25 ans

Si les chiffres ne font, comme toujours, pas consensus, que les manifestant.e.s soient du côté des participant.e.s ou des organisateurs, toutes et tous dénoncent «un tournant dangereux dans l’histoire de notre République», et fustigent un texte qui s’attaque «au droit du sol autant qu’aux droits fondamentaux proclamés par la Constitution: au travail, à l’éducation, au logement, à la santé…» Une inconstitutionnalité probable «d’une trentaine de dispositions» qu’avait même concédé le président de la commission des lois à l’Assemblée nationale, Sacha Houlié (REN), le jour même de l’adoption du texte en décembre.
Une situation qu’Amine, 25 ans et étudiant, fils d’une immigrée tunisienne et d’un père français, décrypte comme «une dérive fasciste hallucinante». «Rien que le fait que cette loi ait pu être proposée par un gouvernement qui se revendique comme un barrage à l’extrême-droite, c’est une dérive extrêmement grave. Cette loi a des fondements racistes. C’est hors de question qu’on commence à avoir des lois contraires à notre Constitution, puisque les gens doivent être égaux en droit. C’est pas pour rien qu’il y a une banalisation des idées d’extrême droite, et que le RN a vécu le vote de cette loi comme une victoire. C’est un marchepied pour 2027 pour des partis créés par des SS. Il faut faire monter la digue tant qu’il est encore temps. On est aux prémices de temps très graves si ce genre de loi ne mobilise et ne choque pas les gens. La France a toujours été une nation réunie autour des valeurs d’égalité, de liberté, de fraternité et jamais de race et d’ethnie. Il faut que ça le reste.»
En retard pour des examens, il file finalement en ajoutant: «Ça fait peur. On est petit-fils, fils d’immigrés. Avec une telle loi, ça aurait été bien plus compliqué pour mes grands-parents de travailler, d’avoir la nationalité. Et, moi, je n’aurais pas eu le parcours que j’ai. Ce qui se passe, on le ressent dans notre chair. C’est ce qui menace des gens qui sont en train de s’installer. Y’a pas longtemps, je suis parti de chez moi à 5 heures du matin pour prendre le train le moins cher. Dans le bus à 5h30, y’avait que des noirs et des arabes parce que ce sont des gens qui font le nettoyage, qui sont agents de sécurité, éboueurs…, qui allaient faire tous ces métiers “essentiels”. Que, pour la majorité, on a applaudis pendant le Covid-19. Et, aujourd’hui, on leur crée une loi pour leur dire “finalement vous êtes des demi-Français”. Et on va remettre en question pas mal de vos droits fondamentaux.»

«La France est en train de dévier vers un système à l’américaine, c’est-à-dire xénophobe», Danahé, 20 ans

Aïssatou, arrivée seule du Sénégal en septembre, est venue marcher avec l’association Femmes Egalité. Elle fait partie de ces travailleuses directement concernées par la loi. «Parce que je suis sans papier. Toutes ici, nous travaillons dans l’aide à la personne, l’hôtellerie, nous faisons des corvées… observe-t-elle. On cherche [à obtenir] des rendez-vous à la préfecture [pour être régularisées], mais on n’arrive pas à les avoir. Et là, on se retrouve avec une loi qui durcit tout. Dans mon pays, j’étais persécutée. En venant, même si on ne peut pas amener toutes les preuves, on se dit qu’on sauve sa peau. Mais on arrive ici, on demande l’asile et on est déboutée. Sauf qu’on a commencé à mener une vie, à trouver du travail, et nos patrons nous déclarent aussi, donc on a tout ce qu’il faut. On essaie de montrer qu’on est de bonnes citoyennes, qu’on s’intègre par le travail. On a des fiches de paie, mais c’est difficile. C’est donc important d’être là, peut-être qu’ils [les décideurs politiques] nous entendront.»
Danahé, croisée un peu plus tôt, est d’origine mexicaine. Du haut de ses 20 ans, elle ne peut masquer sa sidération. «Je suis particulièrement contre cette loi xénophobe, raciste, et sidérée que le projet de loi soit passé, on ne pensait pas que ça arriverait. Et tant que migrante, il me semblait important d’exprimer ma voix. J’ai la nationalité depuis mes 16 ans, mais ça n’a pas toujours été le cas et pas toujours été facile, c’est important d’être ici. En tant que Mexicaine, je sais très bien que nous sommes un pays émetteur d’immigration, mais aussi un pays d’accueil. La France est en train de dévier vers un système à l’américaine, c’est-à-dire xénophobe, ce qui est vraiment ma plus grosse peur. Avant, la France n’était pas un pays comme ça.» Et toutes et tous caressent l’espoir qu’elle ne le deviendra pas.
Justine Saint-Sevin et Océane Laffay, stagiaire